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Mit. W. J!L 3, 1014.
PAUVRE TROMPETTE
PANTAISIIIi DE PRDITEIPS.
OUVHAGËS DU MÊME AUTËtU.
Philoiophie de la Pantomime, brochure grand io-iS
(épuisée);
Pierrot^ valet de la mort, pantomime en six tableaux, re-
présentée le 25 septembre 1846, aux Funambules;
Pierrot pendu, pantomime en douze tableaux , représentée
le 1 1 janvier 1847 , aux Funambules;
Chien-Caillou, fantaisie d'hiver, i vol. in- 18, format
anglais.
POOR PARAITHB INCBSSAHMBNT :
Les Grands Hommes da ruisseau, i vol. grand in-8<», avec
portraits et autographes.
ijes Excentriques d'ajt{fourd*hui.
Les Dieux et les Apôtres du 19* siècle.
EN PRÉPAHATION :
Histoire des Beaux- Arts égyptiens.
L^nn — IMP. PE KO. FlEnRT ET HVRIEZ.
PAUVRE TROMPETTE
FANTAISIES DE PRINTEMPS
PAR
GHAMPFLEVRY
»«-
PARIS
Ferdinand SARTORIUS, quai Malaquais, 17.
MARTINON , rue dn Coq-St-llonor6.
1847
fi-M^...
,-T \jrt>
31JUL1963
Ot OXKoKD
A M. EUGÈNE DELACROIX.
Monsieur ,
Je devrais commencer par parler de vous et
non de moi ; mais cet égotisme est ici tellement
nécessité par vos œuvres que je n'hésite pas à me
rendre coupable d'une pareille impolitesse.
Il y a un an je faisais dans un journal, qu'il est
de mon intérêt de ne pas vous nommer, la cri-
tique du salon. J'ai pu m'apercevoir alors, mieux
que jamais , de la terreur que vous inspirez aux
propriétaires de gazettes; s'il faut aux masses
une initiation profonde de la peinture pour ta
1
— 6 —
comprendre , quelles âneries doivent débiter les
gens qui se refusent k tout travail , k toute étude
et q[ui s'en rapportent à leur moi dont la nour-
riture intellectuelle est si malsaine* Ce moi est
rempli, vous le savez , Monsieur, de Voltaire, de
Jean-Jacques Rousseau pour la littérature classique
et philosophique; de M. Eugène Sue pour la
moderne; des DroHîng père et fils pour la pein-
ture. Un peu de daguerréotype , des animaux en
verre filé sur la cheminée et une horloge à mu-
sique complètent l'éducation de ce moi.
Avec d'aussi vagues renseignements^ Monsieur,
— mais je compte sur l'intuition dont les grands
artistes sont tous doués, — vous feriez le portrait
d'un propriétaire de journal. Et ils se ressemblent
tous , du grand au petit , du petit au grand. On
parle encore de la censure de la Restauration en
— 7 —
matière de journaux; mais jamais elle n'atteindra
les proportions énormes que les propriétaires de
feuilles quotidiennes exercent habituellement. J'ai
des faits de grands romanciers, de grands poètes,
de grands critiques à remplir ce volume : malheu-
reusement ces faits choqueraient trop d'amours-
propres. Que ne devait -il pas arriver il y a un
an. Monsieur, k moi inconnu et débutant dans la
critique picturale ? Eh bien , malgré la censure ,
malgré les cris des propriétaires, je fis insérer ces
lignes dont je vous donne un extrait, car vous ne
lisez pas ces journaux :
c Quoique Delacroix se soil souvent inspiré de Gœlhe et
de Shakespeare, il faut bien prendre garde tle lui appliquer
les mêmes critiques que nous faisions à M. Ary Scheiïer, par
rapport an choix de ses sujets. M. Scheffer, cherchant son
$uceès dans la métaphysique (opinion de Thoré) plutôt que
dans la partie technique de la peinture, est un peintre-
li'ttéraleur. Au contraire, Eugène Dcl.'icroix est seulement
— 8 —
peintre ; il ne prend pas ses brosses en s'écriant : je vais fairte
de la poésie, il peint.
> J'ai ?u quelques bourgeois, effrayés de cette fiëre peinture^
discuter le dessin de Delacroix. — Cette opinion a longtemps
parcouru le monde; il est inutile d'expliquer ce dessin aux
abonnés têtus qui sont très heureux d'avoir une opinion snr
le dessin. Margaritas antè pùrcos ! — Ce qui m'a le plus
étonné, c'a été d'entendre , le dimanche au salon , le peuple
très préoccupé de l'auteur des Adieux de Roméo. M. Horace
Vernet n'est pa» plus populaire. Un Invalide disait à un de
ses camarades , en épelanl la signature : « Delaeroim, c'est
notre premier peintre. » Un marchand de vins gros et brutal,
tenant deux petits garçons, était arrêté depuis longtemps
devant la Marguerite. -^ « Regarde2*moi ça, petits, leur
disait-il avec un ton de voix très admiratif? > Les petits
garçons répondirent qu'ils préféraient une Fleur-de-Marie
quelconque, qui était près* de là. — ' t Ah! vous aimez mieux
le vernis (il voulait dire le brillant et le clair de cette peinture
porcelaine) ; mais le vernis ne fait pas le peintre , dit e&
s'éloignant cet homme. >
« Cette conversation, daguerréotype fidèle, prouve que le
peuple vaut mieux que 1« bourgeois par certains côtés, car
— 9 —
on lui a dit : Delacroix est ud grand génie et il le croit fer-*
roemeot ; tandis que le bourgeois qui a le sentiment moins
artistique que le peuple, a la manie de discuter, espérant
prouver par là qu'il saU. i
Le surlendemain de lai publication de cet ar*
ticle n je ne me hasardai qu'en tremblant dans les
bureaux de la rédaction. J'avais des pressen-
timents fâcheux qui se réalisèrent. Les avocats
qui ne plaident pas, les graveurs sur bois sans
ouvrage qui s'occupent de belles-lettres, clamaient
contre moi; le gérant rugissait; le caissier me
regardait comme fou, et le rédacteur en chef avait
de violentes envies de me flanquer à la porte ,
suivant l'expression de Vacquerie. Un de mes
ams-hosùlês déclara qu'i] trouvait l'article très-
bien et qu'il avait obtenu la veille un grand
succès au clul;» , — je ne sais trop quel club de
commerçants; — l'article avait été lu à haute
— 10 —
voix, et le club s'était immédiatement désabonné.
Ceci , Monsieur , vous dévoile un des misérables
côtés de la petite presse parisienne, dite si spiri-
tuelle , si jeune, qui est rédigée par des vieillards
en cheveux blancs.
Trois jours après, un de ces vieillards qu'on
appelle M. Courtois, qui faisait d'ordinaire la
critique de peinture , outré des hommages que je
rendais à votre génie, venait dans le même feuil-^
leton déclarer que c vous peigniez avec un balai
ivre » , et autres plaisanteries. Est-il nécessaire
d'ajouter que ce M. Courtois est un homme doué
d'une surdité complète , qui regarde les tableaux
du salon avec un cornet acoustique-lorgnette.
Depuis, je me suis retiré volontairement de ce
journal dont le rédacteur en chef a été condamné
à huit mois de prison pour diffamation. Pour-
— 11 —
quoi , Monsieur , ne condaoïne-t-on pas a une
détention perpétuelle les critiques comme M. Cour-
tois? Et à quoi bon la critique en peinture? J'ai
vu le plafond de la chambre des Pairs , le seul
plafond français ; il est impossible de rendre cet
immense chef-d'œuvre par l'analyse ou la critique.
Un feuilletoniste qui a consacré neuf colonnes à
analyser le Dante aux Champs-Elysées n'a réussi
qu'à me laisser un monde d'ennuis. Votre plafond,
Monsieur, m'a laissé un monde de bonheurs.
Et par hasard , un poète allemand , Ludwigh
Tieck, m'a rappelé en quelques lignes cette
grande peinture : c Ils virent les grands poètes
de l'antiquité et causèrent avec eux. Ils en trou-
vèrent beaucoup dans ces allées vertes et boisées,
entre les rochers et les fleurs , près de fontaines
murmurantes et de ruisseaux qui fuient , ou bien
— 12 —
sur les hauteurs de la montagne ; et tous chan-*-
taient ou composaient en silence. Des nymphes
gracieuses et de charmantes jeunes filles les
accompagnaient , prenaient soin d'eux . ou les
égayaient de leurs douces plaisanteries. La musi-
que la plus douce retentissait dans la forêt, où de
tendres zéphyrs se berçaient en murmurant, et
l'écho et les rossignols répondaient à ces chants. »
MONSIEUR PRUDHOMMË
AU SALON.
l
MONSIEUR PRUDHOHIIIË
AU SALON.
M. PRUDHOMME ^donnant le bras à madame Pastéris).
Quel temps, belle dame! quel soleil chaleu-
reux !
M»« PASTÉRIS.
C'est vrai ; il fait bien beau.
M. PRUDHOMME.
Il faut beaucoup aimer les arts pour alkr aun»
I.V_L _ _^
— 16 —
Jourd'bui au Muséum de peinture; mais les arts
sont une si belle chose !
M»« PASTÉRIS. *
Et puis ça fait aller le commerce.
M. PRUDHOMME.
A l'âge de quinze ans, j'avais voulu me lancer
dans cette partie. Mon père connaissait un cer-
tain Jobé, peintre en miniature, homme de talent
s'il en fut jamais. Ce Jobé tenait à ce que j'ap-<
prisse la miniature ; mais mon père me dit :
Joseph , remarque bien Jobé , c'est un artiste de
talent , il est jeune , joli , bel homme ; tel que tu
le vois, il finira sur la paille. Joseph, tu annonces
une belle main ; avec une belle main , on arrive
a tout. Mon père ne dit que trop vrai. Jobé
mourut a l'hôpital : je devins un calligraphe de
quelque répqtation , j'ose m'en flatter.
Mme PASTÉRIS.
Une femme qOi reçoit de vos lellres doit être
ibien flattée.
— 17 —
M. PRUDHOMME.
Madame, sans me vanter^ j'ai fait quelques
conquêtes avec ma plume, quoique la plume
seule ne soit rien. A la calligraphie unissez le
style, a dit un {^age. Et f avais un style bien
brûlant , bien incendiaire. J'aurais pu combattre
vingt fois pour ce sujet, si mon caractère et les
lois du pays ne s'y fussent opposés. D'ordinaire
je terminais mes pamphlets amoureux par une si-^
gnature h moi , une signature qui disait tout. La
missive s'adressait-elle à une femme légère , j'em-
ployais la signature déliée et coquette. Pour la
femme à sentiments, une signature pleine, pas-
sionnée et languissante.
M*» PASTÉRIS.
Ah ! monsieur , que je regrette de n'être plus
jeune !
M. PRUDHOMME.
Vous vous moquez , belle dame ; vous êtes
dans toute la force des sentiments , si j'ose m'ex-
— 18 —
primer ainsi. Les printeinp3 vous ont abandonnée,
mais pour faire place à un été plein de feu , et
les grappes de votre automne seront bien douces
a cueillir.
M- PASTÉRIS.
Ah ! Monsieur Prudhomme !
M. PRUDHOMME.
Faut-il , pour mon malheur que les frimas de
Phiver aient glacé mes sens ! j'aurais voulu , ma-
dame, vous faire Toffrande de mes hommages.. «
M»« PASTÉRIS;
Et M. Pastéris !
M. PRUDHOMME.
M. Pastéris ne s'en porterait que mieux. (Riant)
Hé! hé!
M"» PASTÉRIS.
Monsieur Prudhomme, vous êtes bien léger...
M. PRUDHOMME.
Ne faut-il pas toujours avoir le petit mot pour
— 19 —
rire? autrement la vie ne serait qu'un calice
d'amertumes. Belle dame , nous voici au palais
de nos rois. Prendrons - nous le catalogue du
Muséum ? je vous avouerai que je préfère deviner
le sujet du tableau. On a le plaisir de la surprise.
Du reste , je suis tout entier à vos ordres^
M»» PASTÉRIS.
Ce sera comme vous voudrez , monsieur.
M. PRUDHOMME.
ie n'en prendrai pas^ alors. Je devine faci-
lement; l'histoire romaine, l'histoire grecque, la
mythologie n'ont aucun secret pour moi. La my-
thologie surtout. Je lis et relis sans cesse le dé-
licieux ouvrage de Demoustier, ses lettres à
Emilie. Quelle finesse, quel tour gracieux régnent
dans cet ouvrage! On n'est pas plus galant. J'au-
rais fait des bassesses pour connaître Demouslier,
s'il n'était mort. Demoustier et Voltaire, voila
mes auteurs favoris. Âh! madame, la Pucelle...
On ne refera jamais la Pacelle. Le connaisses*
vous , cet ouvrage piquant ?
— 20 —
M»« PAST£R1S.
M. Pastéris Ta dans sa bibliothèque, mais il
me défend de le lire.
M. PRUDHOMME.
Je vous le prêterai , madame , je vous le prê-
terai , et vous le dévorerez , j'ose m'en flatter-
(lu entrent dans le salon carré.)
M"» PASTÉRIS (devant un tableau de Jf. Horace Vémet.)
Voyez , monsieur Prudhomme , quel beau ta-
bleau !
M. PRUDHOMME.
C'est d'Horace Vernet, le fils de CaHe Vernet;
un farceur encore celui - là. J'ai beaucoup connu
tin de ses amis. C'était l'homme aux calembourgs. . .
M»« PASTÉRIS.
Oh ! un officier français qui va être tué par un
Arabeé Malheureux jeune homme I
M. PRUDHOMME.
Cependant le marquis de Bièvre l'emportail
sur lui...
•^•— - ■
-^ 21 —
M»« PASTÉRIS.
Sur cet officier?
M. PRUDHOIIUE.
PardoD , belle dame ; je dis que le marquis de
Bièvre faisait mieux le calembourg que Carie
Vernet , le père d'Horace Vernel donl le tableau
est sous nos yeux» Un jour il dit k Boilly...
W^ PASTÉRIS.
Mon Dieu, il faut la vie d'un homme pour
peindre tout cela.
M. PRUDHOMME.
Détrompez - vous , belle dame ; tous ces per-^
sonnages que vous voyez là ne sont rien; te
peintre ne s'en occupe guères ; il ne fait que les
maiûs.
M- PASTÉUIS.
Ah! vraiment?
M. PRUDHOIIMË.
Certainement^ les mains sont très difficiles à
2
— 22 —
rendre ; le reste , les habits , les têtes , est peint
par les élèves. Je reviens à Boilly, que j'ai beau-
coup connu: ce fut lui, peut-être, le premier
qui porta une tabatière à musique. C'était nou-
veau alors, nous étions en 4815. Boilly était
invité, à cause de son esprit de saillie, dans
toutes les grandes réunions. Un soir , il met sa
tabatière à musique dans sa poche. On causait au
coin du feu ; il lâche un air. Toute la société se
regarde; personne ne s^expliquait d'où venait
cette délicieuse musique. Quand Boilly eut joui
de l'embarras, il montra l'instrument : on rit
beaucoup. Il ne fallait que deux ou ti*ois farceurs
comme Boilly ponr mettre le monde en révolution.
La tabatière à musique devint de mode. Moi-
même je cédai à la vogue ; j'en achetai une et je
m'en trouvai bien ; je crois même...
M»« PASTÉRIS.
Monsieur Prudhomme, voici un paysage qui
me parait...
— 28 —
M. PRUDHOMME.
Il est fort beau : signé, madame Empis. Il
serait bien pour un bomme ; éclos sous les pin-
ceaux d^une dame, c'est tout dire. Admirez un
peu la perspective. Ah ! c'est que la perspective
est tout dans un paysage ; sans la perspective ,
point de paysage.
M- PASTÉRIS.
Et les biches ; voyez , elles vont boire !
If. PBUDHOMHE.
Très-bien : l'eau est parfaitement rendue ; on
distingue même les feuilles des arbres. Ah ! le
paysage ! On fit, si j'ai bonne mémoire, un joli
couplet sur le paysage. C'était dans Fanchon-Ia"
Vielleuse , une pièce dans laquelle M*"® Belmont
fit courir tout Paris; elle y mettait un mélange
de simplicité , de bon ton , d'enjouement et de
sensibilité qui vous émouvaient malgré vous,
surtout quand elle disait au jeune peintre Fran-
carville, sur un air connu : (àmi-voiw)
^ u —
Au bas d'un fertile coteau ,
Dont je garde la souvenance ,
. Je ferai peindte le hameau
Qui vit les jours de mon enfance»
11 faudrait être mon époux
Pour faire avec moi ce voyage :
J'avais jeté les yeux sur vous...,
.Mais peignez-^ vous le paysage? (6îf. )
UN RAPIN (écoulant).
ÂMU fini?
M. PRUDHOMME (i'échaulfani)
Frondeur audacieux ! Les jeunes gens d'au-
jourd'hui. sont bien mal élevés. Éloignons-nous ,
inadame ; je suis d'un caractère bouillant ^ et il
pourrait arriver des malheurs*
M** PASTÉRIS.
Je vous en prie, monsieur Prudhomme, ne
<
vous fâchez pas ; laissez tranquille ce va-nu-pieds
avec ses longs cheveux. Ça doit être un peintre.
il 11. PRUDHOMIIE.
Jamais , madame ; les peintres sont gais ^ mais
— 25 —
insolents , non. (Its arrivent près d*un tableau d'Eug,
Delacroix.) Oh ! Phorreur ! Il est inconcevable que
les jurés reçoivent de pareilles choses. Mais c'est
peint avec un balai... un balai ivre, même.
V
M»« PASTÉRIS.
Passons vite, cette peinture m'agace...
M. PRUDHOIIME.
Voyons un peu le nom de l'auteur : Delacroix.
On n'a pas d'idée de quelque chose aussi affreux.
Je ne prendrais pas ce tableau pour rien. Je ne
voudrais pas, moi qui vous parle, avoir fait cela.
Pouah! l'indignité; j'ai très-peu dessiné, mais
je me flatte , avec ma plume , d'arriver k des ré-
sultats plus agréables. Une fois, cependant, je
faillis me compromettre : c'était lors de la créa-
tion des préfets. J'habitais le département de
Saône -et -Loire, chef-lieu, Mâcon. Vous avez
dû , belle dame , boire du vin de ce pays , il est
fort bon et peu coûteux. Si mes souvenirs sont
— 26 —
exacts, il coûte 75 centimes la bouteille; ce n'est
pas ici , à Paris , où l'on ne boit qae des Tins
falsifiés, qu'on en trouverait }k ce prix. Fran-
chement, je voudrais revoir Mâcon rien que pour
ses vins. Les habitants sont aimables ; on y tient
bonne table. Le bon vin ! il m'en souviendra
longtemps.
M»» PASTÉRIS.
Oh! les pauvres petits; ils vont être dévorés
par le loup; et la pauvre mère qui se dresse
contre la croix. Le loup a l'air d'avoir bien faim.
Croyez-vous, monsieur Prudhomme, qu'il les dé-
vorera, le loup?
M. PRUDHOUliE.
Soyez tranquille, madame. Remarquez dans
le fond un garde-chasse qui arrive avec son fusil.
Il ne laissera pas se consommer un attentat aussi
déplorable. Cependant il n'y a pas toujours de
gardes-chasse. Nous voyons à chaque instant ,
dans les gazettes, des événements beaucoup plus
douloureux. Le peintre n'a rien inventé.
— 27 —
M«* PilSTËRlS.
Vous croyez qu'il Ta vu.
M. PRUDHOMIIE.
Certainement» madame. Mais voici qui est plus
gai, ce portrait de villageoise âgée; elle va parler.
M"» PASTÉRIS.
Et elle reprise ses bas. Pauvre vieille femme ,
à son âge !
M. PRUDHOMME.
Ce n'est pas qu'elle ait mauvaise vue. Son
mouchoir est parfait d'exactitude.
M»* PASTÉRIS.
Oui , c'est de la laine toute pure.
M. PRUDHOMIIE.
Et les rides. Voilà ce qui me confond dans la
peinture. C'est à s'y tromper. Remarquez encore
une fort belle peinture, là, un peu élevée...
M»« PASTÉRIS.
Des femmes nues , c'est un peu libre.
— 28 -^
M. PRUDHOMUE.
Pardon, madame, le sujet en est historique.
!!»• PASTÉRIS.
Alors, il n'y a rien à dire; mais il est bien
compliqué, ce sujet. Un Espagnol, très-bel
homme , du reste ; beau costume , et des Turcs.
M. PRUDHOMUE.
Je ne suis pas bien au courant , je vais m'en-
quérir près de ce monsieur qui a un catalogue.
(A un mmsieur) : Un million de pardons , mon-
sieur , si je vous dérange , c'est pour une dame
qui désirerait connaître le n"" 688 ?
LE MONSIEUR.
Comment donc, monsieur, pour une dame,
cerlainement. (Il lu) • « Don Alvarès à la re-
» cherche de sa femme , enlevée par des pirates
» d'Alger, la retrouve en vente dans un marché
> d'esclaves ; xv* siècle. »
M. PBUDHOMME.
Monsieur, c'est à charge de revanche. Belle
— 29 —
dame , vous aviez deviné juste en disant que c'é-
tait un Espagnol : don Âlvarès , sujet historique.
Des pirates, les Turcs, l'avaient enlevée. L'action
se passe au xV siècle ; on était encore en pleine
barbarie , les mœurs i^avaient pas alors le vernis
d'aujourd'hui.
M~ PASTÉRIS.
Je crois bien , enlever des femmes !
M. PRUDHOMME.
Ce don Alvarès dut être fort désolé , car son
épouse est très- bien.
M»« PASTÉRIS.
Elle a tout au plus vingt ans.
M. PRUDIIOMMË.
Lui porte sur sa physionomie vingt -cinq à
vingt-sept ; une union bien assortie. Enfin le
mari se met à sa recherche dans les pays les plus
lointains» Il arrive chez les Turcs. Vous n'igno-^
rez pas qu'ils trafiquent sur les femmes.
— 30 —
M«« PASTÉRIS.
Les barbares !
M. PRUDHOMMË.
*
Il croit recoonaitre une taille chérie, il lève
le voile. surprise! c'est son épouse. Vous pensez
sMl est heureux. Le contentement se lit sur son
visage. Yoilà ce que j'appelle un sujet bien rendu.
Mme PASTÈRJS.
C'est très-intéressanl.
M. PRUDHOMMË.
Nous en verrons bien d'autres. Tenez , ce dé-
crolteur. Oh ! c'est parfait : la dame trousse un
peu sa robe. On voit même le mollet; hé! hé!
M«- PASTÉRIS.
C'est trop.
M. PRUDHOMMË.
Au coniraire , ce n'est peut-être pas assez ;
hé! hé!
— 31 —
M»« PASTÉRIS.
Oh! vous êtes trop libre , monsieur Prndhomme.
Mais, c'est particulier; une femme nue» adroite,
et qui fume.
M. PRUbHOMME.
Où voyez-vous? Lk-bas, j'aperçois. Ceci de-
mande des explications. C'est ime modèle.
M»« PASTÊUIS.
Comment, une modèle?
M. PRUDHOMME.
Oui , qui sert aux artistes.
M»» PASTÉRIS.
Et elle se déshabille ainsi , sans rien , devant
deux cents personnes, car ils sont deux cents?
M. PRUDHOMME.
Que voulez-vous? C'est son état de se désha-
biller.
M«« PASTÉRIS,
Fi! l'horreur.
— 32 —
M. prudhomih:.
C'esr un mal pour un bien; iln'y a pas de
peintnre possible sans cela.
M»« PASTERIS.
Mais elle n'a pas besoin de fumer, et sans
chemise, surtout.
M. PaUDHOMMC
Je vous Tabandonne sur ce point. Vous devez
sentir que ce ne sont pas des femmes de mœurs
très-régulières; cependant on en a vu...
M°»« PASTERIS.
Je ne crois pas ; une créature qui se prive de
tous ses effets devant un tas d'hommes... Non ,
on ne m'ôlera jamais celte idée-là !
M. PRUDHOMME.
Les artistes ne laisseraient jamais entrer qui
que ce fût quand ils ont une modèle.
M»»* PASTERIS.
Voyez-vous bien? C'est assez clair.
— 33 -^
M. PRUDHÔMME.-
Cependant un jour feu Drolling me laissa voir
sa modèle ; il est ^rai qu'elle était habillée.. •
M«»« PASTÉRIS.
 la bonne heure.
M, prudhomme:.
Feu Drolling est celui qui a peint au Louvre
r Intérieur de Cuisine^ un bijou , c'est ravissant;
les marmites sout k prendre à la main. On comp-
terait volontiers chaque brique du plancher; mais
il prenait son temps. Il me disait, à moi qui vous
parle : « Monsieur» j'ai mis quatre mois à peindre
\ le balai. >
M»« PASTERIS.
Quelle patience !
M. PRUDHOMME.
Oui, nous avons des personnes qui pensent
qu'on dessine par dessous la jambe; ces per-
sonnes se trompent. Feu Drolling disait toujours :
— 34 —
c Le génie sans la palience n'est rien, » et il
avait raison. Je lui portai un jour , par plaisan-
terie , un soldat dessiné par moi en traits k la
plume. Je ne vous dis pas cela , madame , pour
me flatter; il le trouva très-bien et le fit encadrer.
M- PASTÉRIS.
Vous êtes vraiment un homme universel, mon-
sieur Prudhomme... Vous étiez né artiste!
M. PRUDHOMME.
Aussi les ai-je toujours fréquentés. La mort
de feu Drolling mWecta beaucoup. La mort est
cruelle! j'oserai même la qualifier d^impitoyable ;
elle s^attaque aux rois comme k leurs plus simples
sujets. Elle moissonne les artistes avec sa faux
tranchante... Mais je vous ennuie peut-être avec
mes pensées philosophiques...
M"- PASTÉRIS,
On ne s'ennuie jamais avec vous, monsieur
Prudhomme.
— 35 —
M. PRUDHOMNE.
Vous êted trop aimable, belle dame. Veuillez
voir ce âujel gracieux.
il- PASTÉRIS.
Le petit amour !
M. PRUDHOMME.
Précisément ; «ncore un emprunt à la mytho-
logie. L'idée est ingénieuse de Pavoir fait voguer
sur son arc comme sur un bateau. Il est tran-
quille celui qui cause tant de passions. Sa flèche,
qui a transpercé tant de cœurs , sert d'éventail ,
et son mouchoir tient lieu de voile.
M»"« PASTÉRIS.
On voit qu'il y a du vent.
M. prudhomme:.
C'est un doux zéphyr qui le mènera vite à
Cythère.
M»« PASTERIS.
Comme c'est bien peint ; c'est tendre.
— 36 —
H. PRUDUOMME.
Il est impossible de rendre avec plus de chas-
teté une image voluptueuse. Il a beaucoup de
talent , et il ira loin , ce jeune artiste.
M- PASTÉRIS.
Vous croyez?...
M. PRUDHOMME.
yen suis sûr ; il a dû recevoir des conseils de
Girodet. Encore on grand artiste que les arts
pleureront longtemps.
UN£ DAME tenant jpar la main un petit §arçon.
Vois-tu, Fiû, n'a pas été bien sage le petit
garçon à sa maman qu'est malade.
FIFh
Oui, maman.
LA DAME.
N'a renversé le bouillon.
FlFî.
Oui , maman.
— 37 —
Lk DAME.
La maman le gronde beaucoup; n'a l'air triste,
le petit poulot.
FIFI.
Oui , maman.
LA DAME.
Tu ne seras pas méçant jamais, comme le petit
à sa maman.
FIFï.
Oui , maman.
M. PRUDHOMME.
Yoilk un petit garçon bien intelligent. (La
dame fait un soutire,) Elle est bien Conservée, celle
M»« PASTÊRIS.
Oh ! cela dépend.
M. PRUDHOMME.
Je m'entends, pour son âge. (Bas.) Voyez-
vous ce tableau du roi à Windsor?
— 88 —
ll»« PASTËRIS (haut).
Louis-Philippe.
H. PRUDHOMME (bas).
Lui-même. Il ne faut pas parler trop hauf
devant ce tableau. Cette peinture est due au
pinceau d'Edouard Pingret. Je le connais aussi ;
il m'aime beaucoup : nous avons à pen près le
même caractère. Il ne fait pas un de ses délicieux
petits tableaux sans me consulter.
M- PASTÉRIS.
Vraiment?
H. PRUDHOUaE.
Il était de la suite du roi, en Angleterre. C'est
un bomme fort bien en cour; mais il ne res-
semble pas k tous ces gueux d'artistes qui mangiBnt
tout, qui vont au café, qui font les cent dix-
neuf coups. Non, il est riche, avec cela économe.
Pingret donne des soirées délicieuses , où va le
grand monde. On prend chez lui du moka dé-
licieux. Quel moka! Je ne sais trop où il se
— 39 —
fournit. Dernièrement , Tempereur de Russie lui
a envoyé du thé de caravane , ce qu'il y a de
plus fin en thé.
M»« PASTERIS.
Alors c'est un bon peintre?
M. PRUDHOMME.
Les souverains se l'arrachent.
M»« PASTÉRlS.
t
C'est beau , pourtant» d'arriver là.
M. PRUDHOMME.
Oui, mais tout le monde ne s'appelle pas Pingret.
»!«• PASTÉRlS.
Regardez donc, monsieur Prudhomme, la robe
de celte dame, une robe gorge-de-pigeon.
M. PRUDHOMME.
C'est vraiment du satin; il est impossible de
pousfter plus loin l'illusion. Mais je la reconnais ,
cette dame, c'est M"® Lecocq.
— 40 —
M«» PASTÉRIS.
Oh ! non, M""* Lecocq n^a jamais porté de robe
aussi riche,
M. PRUDHOMMË.
La robe ne fait rien ; voyez plutôt le nez , la
bouche ) les yeux..»
M*»» PASTÉRIS.
M*"^ Lecocq a le nez beaucoup plus fort, et
elle prise, avec ça»
M. PRUDHOMME«
Je ne dis pas; alors le peintre Faura flattée*
Au surplus, je veux en avoir le cœur net. (À un
jeune homme i) Monsieur, auriez-Vous Finsigne
complaisance de me permettre de vous demandai'
si le nom de cette dame est sur le catalogue»
LE JEUNE HOMME.
C'est le portrait du maire d'Yvetot-
~ 41 —
M. PRUDHOMME, éUmné.
Pardon, monsieur, vous errez; je vous parle
de la dame à la robe gorge-de-pigeon.
LE JEIUNE HOMME.
Oui, monsieur, c'est le maire d'Yvetot. (U
s'éloigne. )
M. PRUDHOMMË.
Ce jeune homme me parait trè&-originaI ; mais
il est peu complaisant.
M«« PASTÉRIS.
Le voyez-vous, votre jeune homme, qui rit
Ik-bas avec un de ses amis, ou qui se moque?
M. PRUDHOMMË.
C'est un peintre, alors; les peintres n'en font
pas d'autres* Duval-Ie- Camus père excelle dans
ces sortes de plaisanteries.
M"* PÂSTÉRIS.
Je ne trouve pas cela plaisant.
— 42 —
M. PRUIttiOMIie.
Oh ! elles ont bien leur charme. Deruièrement
on tracassait Duval - le - Camus père dans une
maison pour obtenir de lui une croquade. Les
croquades de Duval sont très- recherchées , peut-
être plus encore que celles de Pingret. Duval
demande une feuille de papier très-longue ; on
l'entoure, on est dans l'enchantement d'avoir une
croquade d'un homme artiste jusqu'au bout des
ongles. Duval dessine une corde de danseur tendue;
puis, dans le haut, un petit bonhomme imper-
ceptible tenant un balancier. Cette plaisanterie
me fit rire aux larmes, ainsi que toute ]a société.
M™ PASTÉRIS.
Effectivement, c'est très - amusant. Monsieur
Prudhomme, n'en avons-nous pas assez pour
aujourd'hui? Ces tableaux vous donnent mal k
la tète.
M. PRUDHOMME.
Vous n'êtes pas la seule , belle dame ; il faut
v^
— 43 —
en avoir Thabitude. Ce n'est pas l'unique ineon-
dénient de la peinture. De tous ces jeunes peintres,
la moitié peut-être aura trépassé l'année pro-
chaine.
M"« PASTÉRIS.
Seigneur! est-il possible?
M, PRUDHOMME.
Hélasl il n'est que trop vrai! La peinture mine
la santé. Vous comprenez, le vernis, l'odeur;
l'estomac est bien vite délabré. C'est ainsi qu'on
explique la mort de Girodet.
M"»« PASTÉRIS.
Vous avez bien fait alors de ne pas vous mettre
artiste.
M. PRUDHOMME (faUant retentir sa baise-tailU).
Oh! nous avons du creux (1).
20 mars 4846.
(1) Quelques-uns me reprocheront peut-être d'avoir emprunté
— 44 —
à M. flenri Monnier la célèbre création de Momieur Pru-
dhomme. Je réponds à cela que Monêieur Prudhomme n^est
pas un individu , mais des individus. Le célèbre caricaturiste
a créé, sans s'en douter^ la plus grande figure du 19* siècle.
Autrefois le peuple s'appelait Jacques Bonhomme; aujour-
d'hui la bourgeoisie s'appelle Mo7isieur Prudkomme. Cela
est malheureux pour la nation française , mais cela est.
Qu'on ne s'y trompe pas , Monsieur Prudhomme au scUon
n'est pas une simple farce; cette étude a la prétention de
peindre la classe d'individus qui a nommé cette année M.
Brascassat à l'Institut , qui souffre les inspirations de M. Cha-
puis. Montlaville à la chambre, qui s'enthousiasme devant
les caricatures de feu Grandville, qui a dévoré, acheté avec ou
sana illustrations, les huit et quelques éditions de Jérôme
Palurot » en un root les Monsieur Prudhomme,
GRANDEUR ET DÉGÂDËNGE
D'UNE SERINETTE.
A M. Jules Janin.
'ruftawri ■
eRANDEVR ET DÉCADENCE
D'UNE SERINETTE
nfadame Teave Brodart , la mère.
Toute petite ville de province a une eue
particulière ^ une rue occupée seulement par des
bourgeois^ isolée, à l'ombre et silencieuse. Il y
pousse de Therbe. Cependant celle rue calme
comme un cercueil, où les rideaux sont soigneu-
— 48 —
sèment tirés j gouverne la ville : c^est de là que
partent les accusations les plus terribles , en ce
sens qu'elles sont sourdes , anonymes et qu'elles
éclatent sur la ville comme des trombes.
Un étranger passe dans cette rue : il n'a vu
personne aux fenêtres; mais vingt yeux embus-
qués derrière l'ouverture imperceptible d'un ri-
deau ont pris son signalement. Chacun s'inter-
roge ; aussitôt après, on fait l'instruction.
Si les bourgeoises de la rue Châtelaine espion-
nent ainsi les étrangers , quelle attention n'appor-
tent-elles pas à disséquer , à scalper les moindres
faits et gestes de leurs concitoyens. Le malheu-
reux sujei qui est dénoncé à ce féminin tribunal
des dix , est plus à craindre que s'il était accusé
d'empoisonnement; les bourgeoises sont aussi
habiles à trouver matière à diffamation que l'est
l'appareil de Marsh à recueillir du poison, j — On
sait que cet appareil trouverait de l'arsenic dans
une botte de foin.
Madame veuve Brodart, que toute la ville
-^ 49 —
appelait la mife, pour la distinguer de sa bro i
madame Brodart- la -jeune, demeurait dans la
rue Châtelaine; quoique entourée du terrible
comité secret , elle n'en faisait pas partie active*
Elle y remplissait le rôle de personnage muett
c^est-k-dire que son grand âge l'empêchant de
sortir, elle recevait des voisines qui entamaient
chaque soir les histoires k l'ordre du jour. Mada-
me Brodart prenait plaisir à cette gazette vivante,
mais elle n'y voyait point de mal.
Elle était receleuse de secrets , sans le savoir*
J'allais souvent chez madame veuve Brodart
pour jouer 'avec ses neveux et ses nièces. Peut-
élre dois-je à cette brave dame le goût prononcé
de la musique. Voici comment.
Dans une grande armoire de chêne, pleine de
linge rangé avec une propreté hollandaise, se
trouvait une serinette qu'on nous confiait lors*^
que nous avions été bien sages k l'école.
— c Surtout prenez garde de l'abîmer, s'écriait
madame veuve Brodart* » Cette serinelte portait
— 50 —
sar lé couvercle un petit papier imprimé , indi'*
quant les airs notés. Ainsi :
« Ouverture de la chasse du jeune Uenti,
m Air de PMlckdelphie (2 fois).
« Le Point du jour,
« La Monaco (3 (ois),
« Air de 2a Flûte enchantée»
Je me rappelle que le Point du jour, quoî-
quMnscrit sur le catalogue, manquait. Un neveu
de madame Brodart avait tourné trop violemment
le cylindre et avait éraillé quelques petites pointes
de cuivre nécessaires k cette musique.
— Âh ! Seigneur, disait madame Krodart d'un
ton de voix douloureux, ils m'ont abimé mon
Point du jour... Passez vite k l'autre air, petits
brisaques. — Brisaque, dans le dictionnaire néo-
logique de la province , signiûe un enfant qui
casse , qui détruit tout. — Un jour que je jouais
l'air de Philadelphie^ et que je changeais les
crochets pour passer k un autre air, madame
Brodart se leva d'un bond de son fauteuil , me
— SI —
repoussa brasqaement et s'empara de la serinette^
Mon grand crime était de n'avoir joué qu'une
fois l'air de Philadelphie ^ tandis que le catalogue
indiquait qu'il fallait le jouer deux fois.
— Tu me feras mourir, petit vaurien, dit-elle»
vous avez déjà cassé mon Point da jour^ vous le
faites exprès, n'est-ce pas...? va, je le dirai k la
mère... qu^dle te donne le fouet. .. maudit enfant !
Il n'en fait pas d'antres. Je te défends, vois -tu,
de toucher jamais k la musique...
Madame Brodart appelait sa serinette : la rm-
sique.
— Vous n'y toucherez plus, ajouta-t-elle , ni
les uns ni les autres, vous me faites trop de mau-
vais sang. Quand vous voudrez entendre la mu-
sique , M. Peinte s'en chargera.
M. Peinte était un avocat qui n'avait jamais^
exercé : < Il est trop simple , disaient les fortes
têtes du pays. » Dans ce sens, simple est le
synonyme bien proche d'idiot. Les provinciaux
avaient raison : si M. Peinte n'était pus idiot , il
— 52 —
n'avait jamais donné signe que d'une très médiocre
intelligence.
Pâle , blond ^ les yeux inquiets, le crâne fuyant
et se développant en pointe , H. Peinte marchait
des épaules , la tète inclinée sur l'épaule droite.
Sa bouche blême, toujours ouverte, ne démentait
pas l'opinion que les moins phrénologues pou-
vaient avoir de son esprit, en examinant son
crâne pointu% H. Peinte dépensait son peu d'in-
telligence dans de petits travaux semblables à
ceux des forçats et des castors; il tournait des
maisons, des toupies et divers petits objets en
bois, qui le faisaient aimer des enfants. Il était
propriétaire d'une tabatière k musqué ; — ce
meuble jouit d'un grand succès dans sa nouveauté «
Il jouait aussi un peu du flageolet et il s'em-
pressait d'aller faire danser , les jeudis de sortie ,
les jeunes demoiselles entre elles dans leurs fa-
milles. Mous l'aimions , car il apportait , chaque
fois que nous le voyions , un nouveau tour, une
nouvelle curiosité. Ainsi, il s'occupait un peu de
■^-TTr""''— a— ^''*-— — *** 'Il s^^^;^- ^^— ^ -
— 53 —
physique amusanle , de tours de cartes. Ce qui
nous sui*prenait le plus, c'était son pouce très
mobile , quMI faisait plier sur le dos de sa main ,
dans la perfection, disait madame BrodarC.
M. Peinte ne manquait jamais de venir exac-^
tement chaque jour de deux b quatre heures vi--
siter sa vieille amie. Il arrivait de la promenade
avec une provision de nouvelles fraîches, qu'il
recueillait de ci et de Ik.
— Il est donc survenu quelque chose h M. Peinte?
dit madanne Brodart en entendant sonner deux
heures.
Quelques minutes après , celui-ci entra :
- — Ah ! monsieur Peinte , vous êtes en retard.
— Oui, dit-il, mais j^apporte une grande nou-<
veile... nous avons enfin un organiste.
— Il est de fait que ça ne pouvait pas durer.
— Un Allemand , m'a-t- on dit.
— Encore un étranger, s'écria madame fero-
dârt dans un moment d^esprit national, des bri-
gands qui sont venus ici avec le.s cosaques !
- 54 —
— Permettez , madame BrodarC , ils sont bons
musiciens.
— Allons donc! musiciens comme ma poche...
des gens qui ont été de l'invasion ne peuvent
pas être musiciens. Et puis quand ils seraient
musiciens, n'y en a-t-il pas assez dans le pays?...
Mon, dit-elle en s'échauffant, c'est un fait exprès.
Ils crèvent de faim chez eux, ils viennent man-
ger notre pain. Le gouvernement est bien bon...
si ça me regardait seulement un jour...
— Mais , madame Brodart , tout ça dépend du
conseil manicipal...
— Ah ! votre conseil municipal, un tas de je
ne sais quoi... Enfin je ne peux pas les voir ici,
vos Allemands, Il y en avait deux logés chez ma
mère , du temps de l'empereur ; de grands bêt€u
qui ont des cheveux de filasse; ils ne savent seu-
lement pas répondre oui ou non, ils disent iak
tout bout de champ... c'est pas des hommes, ça...
— Qu'est-ce que ça nous fait, après tout? dit
M. Peinte.
— 55 —
— \o\\^ comme vous êtes, vous, qi
que ça nous fait... mais ça nous fait beau
ces gens Ib, quoi, viennent prendre Parge
notre poche; je suis bien sûre que , sMI é
M. Peinte père serait de mon avis.
Madame Brodart aimait & étayer ses o
de celles de M. Peinte père, juge du trib
homme important. Comme elle le noi
M. Peinte père entra ; quand elle entam
discussion avec ses voisines et qu'elle se t
battue, madame Brodart avait recours
artifice oratoire qui ne lui fit jamais c
c M. Peinte père prétend... 9, imiieWe. Ce
root prétend coupait court à toutes discu
les voisines le savaient et se seraient bien
de garde d'aller contre une autorité aussi
M. Peinte', qui montrait la plus grande
aux avis de son père . ne sut que répondr
arrivée. Aussitôt madame Bi*odart reprit la
et expliqua avec ses précédents argum
question de nationalité qui était survenue a
— 56 —
de l'Allemand. Le juge s'étant recueilli gravemenl
et ayant plongé ses doigts dans sa tabatière, en
retira une prise et une opinion. Il donna. gain de
cause k madame Brodart la mère.
L'OrgAiilste.
La veille de cette conversation, de la diligence
de Paris descendaient un vieillard et un enfant
que le conducteur appela M. Freischmann et son
fils.
L'organiste de la ville étant mort, le curé avait
fait demander un musicien qui pût en même
temps apprendre le chant aux enfants de chœur
de la maîtrise.
L'évéque du diocèse nomma l'Allemand.
Quand l'organiste descendit de voiture, les
curieux et les flâneurs de la ville remarquèrent
avec élonnement ce petit vieillard qui avait la
mine d'appartenir k un autre siècle. Freischmann
portait tle larges- lunettes bleues , au travers des-
— 57 —
quelles se pouvaient voir de petits yeux perçants^
quoique fatigués. Sa bouche large et très mobile
était rentrée par suite de la perte des dents ; la
lèvre inférieure aimait à se reposer sur la lèvre
supérieure y ce qui donnait un aspect satirique k
sa physionomie. L'Allemand ôta son chapeau à
larges bords pour secouer la poussière qui y avait
élu domicile pendant la route , et l'on put voir
son front chauve sur le milieu , tandis que les
oreilles étaient cachées par une touffe de cheveux
plats , grisonnants et raides comme des momies.
Il était vêtu d'un habit noir k la française et
d'un pantalon noir étriqué , qui tirebouchonnait
autour de deux maigres jambes. Le tout était
très râpé.
— Tu es fatigué, mon petit Rosenblutt? dit-il
k l'enfant. — Oh! le joli enfant, dirent les com •
mères. — Est -il d'un beau roseî — Les beaux
cheveux blonds ! — Il a l'air si doux ! — Quel
ange du bon Dieu !
Si les mères n'ont jamais entendu de i)lus
— 58 —
suave musique que les complimeuls qu'on adresse
à leurs enfants , il n'en fut pas de même pour
Freischmann. Il avait attendu patiemment qu'on
lui donnât sa boite à violon ; quand il l'eut, il se
tourna vers les femmes et fit une grimace qui
valait un coup de dents ; après quoi il marcha
très vite vers le presbytère , tenant à la main
l'enfant.
— Avez -vous va, dirent les commères, sa
mine à cet homme?
— J'ai cru qu'il voulait nous avaler.
— Pauvre piau Jésus , je le plains d'avoir un
père pareil.
— C'est donc son père ? On ne s'en douterait
pas.
Le lendemain, Freischmann était installé dana
un logement qui attient à la cathédrale. Ce loge-
ment consiste en une grande galerie de pierre
très obscure, qui conduit à une petite pièce hu-
mide au rez-de-chaussée. Derrière cette pièce se
tiouve une salle immense, soutenue par deux.
— 59 —
piliers gothiques, qui sert de maîtrise. Un petit
jardin où poussent des pavots communs, et qui
pullulent malgré les mauvaises herbes, était des-
tiné k égayer cette triste habitation.
Le curé vint rendre visite à son organiste.
— Comment vous trouvez-vous ici, M. Freisch-
mann?
— Trop bien, dit -il d'une voix aigre et stri-
dente.. • La musique me console de tout.
— Si vous vouliez faire arranger le jardin , je
pourrais vous envoyer mon jardinier.
— Ah! je n^aime pas les fleurs... Rosenblutt
non plus... 11 lui faut de la musique k Tenfant.
Rosenblutt courait déjà dans le jardin.
— A propos d'enfants, reprit l'organiste, com-
bien en avez -vous qui chantent, monsieur le
curé?
— Nous avons douze enfants de chœur ; de
plus, diverses personnes pieuses envoient k la
maîtrise leurs enrants, qui chantent aussi k la
messe.
— 60 —
— Bon, bon, je vois, dit Freischmann,
— Pour plus de renseignements, je vais en-
voyer chercher Briige, le serpent de la cathé-
drale, qui était chargé par intérim des enfants de
chœur.
— Monsieur le curé, je vous demanderai une
faveur. Je ne puis jouer de l'orgue que parfai-
tement isolé... Je désire avoir seul la clef de la
porte qui y mèpe; je ne reçois personne.
— Si vous y tenez absolument ; cependant il
vous faut un homme pour souffler,
• — Non, pas besoin... I^e petit me suffît...
— Coronient , vous fatigue; un enfant aussi
jeune, aus^ gentil?
— Hein ! dit Freischmann , qui semblait ne
pouvoir entendre parler de Rosenblutt, ça me
regarde... Il le faut pour sa santé, au petit.
L'archidiacre se retira fort étonné de la con-
versation d'un tel original. Peu après ^ Bruge
entra , le serpent sous le bras , suivi de ses élè-
Yes. J'étais du nombre ; comme j'avais une belle
— 61 —
voix , mes parents me faisaient suivre les cours
de la maîtrise.
— Vous êtes le serpent? dit Freisebmann ,
vous êtes musicien sans doute?
— Oui^ dit Brnge un peu embarrassé de cet
interrogatoire k brûle-pourpoint.
— Voyons. •• faites chanter ces marmots , que
je connaisse leur force.
Bruge nous rangea en cercle et nous fit chan-
ter un^ morceau. A peine au milieu, Freisebmann,
qui avait comme des attaques de nerfs , s'écria :
— Assez , assez , arrêtez !
Les enfants, effrayés par cette voix perçante
qui dominait le chœur, se turent.
— Monsieur, dit Freisebmann k Bruge. j'en
ai entendu assez, vous pouvez vous retirer main-
tenant... Quelle éducation ! Us m'ont gâté la voix
de ces petits... Tout est k refaire... C'est bien,
Monsieur, dit-il en reconduisant Bruge.
Et il revint en parlant toujours k lui-même.
— Oh! la musique... Ils ne savent rien dans
— 62 —
ce pays. — RosenbluU, cria-l-il, viens ici, viens
vîle.
Nous nous regardions tous effarés. A l'ordi-
naire , nous passions les répétitions k rire , à
jouer, à faire mille tours au pauvre serpentiste ;
mais ce petit homme maigre, avec sa bouche
tout a la fois goguenarde et remplie de fiel, nous
rendait phis silencieux que le plus terrible maître
d'école. Rosenblutt accourut en tenant un pa-
pillon.
— Tiens, papa, vois donc ce que j'ai trouvé
dans le jardin...
— Nous n'avons pas le temps, dit Freischmana
en embrassant les joues roses de l'enfant, ap-
portez le violon... Et vous autres, attention^
qu'on ne bronche pas, nous dit- il, vous allez
faire la gamme chacun à votre tour.
Quand nous eûmes fait la gamme, il nous
divisa en (rois groupes de cinq, et il nous avertit
que Rosenblutt conduirait les chœurs. Cela nous
fit rire. Nous étions presque tous âgés de sept a
— 63 —
dix ans , et le chef qu'on nous donnait paraissait
avoir quatre ans a peine. Rosenblult revint avec
de la musique copiée et la boite k violon. Il nous
distribua les parties. Freischniann donna l'accord,
et nous commençâmes à chanter. Rosenblutt
tout d'un coup se mit en colère.
— Eh ! dit-il , il y a un bémol à la clef. . .
Cela me fit sourire. Freischmann vint à moi :
— Ris encore, toi, je te mets à la porte...
Quand Bos6nbtult vous fera quelque observation,
vous l'écouterez , ou, sinon, vous aurez affaire h
m
moi,. Vous pouvez vous en aller , en voilk assez
pour aujourd'hui , poursuivit Freischmann ; re-
venez demain k la même heure... nous essaieroub
de la musique plus facile.
Nous partîmes sans plus attendre, comme op
pense , fort contents d'éhapper à la tutelle d'un
maître de chapelle aussi terrible.
— 6i —
La Paroisse Salnt-C^régolre.
La ville de M , quoique petite, est divisée
en deux paroisses : la paroisse Notre-Dame et la
paroisse Saint-Grégoire. Notre-Dame est la ca-
thédrale, Saint-Grégoire Féglise.
Notre-Dame est un monument très-curieux du
XI"''' siècle , mais dans un mauvais état de con -
servation. On craint qu'une tour ne s'abatte.
Le conseil - général du département, composé
d'avocats en majorité, c'est-k-dire de bavards
ignorants et voltairiens, juge h propos, k chaque
session, de ne voter aucun subside à la cathé-
drale.
L'église de Saint-Grégoire , bâtie à la fin du
xv'"'' siècle , a plus de chances de durée. La ville
est trop pauvre pour allouer les moindres fonds^
k l'entretien de ses monuments ; aussi Notre-
Dame est-elle obligée de vivre des aumônes des
fidèles. Mais, quoique la cathédrale réunisse dans
— 65 —
sa zone un plus grand nombre de paroissiens»
elle est loin d'être aussi riche et aussi bien en-
tretenue que Saint-Grégoire , paroisse des mar-
chands et de la bourgeoisie opulente. Ainsi la
cathédrale ^ qui gouverne la ville , est pauvre , au
lieu que l'église, sujette de là cathédrale, est
riche. 11 est facile de comprendre la lutte sourde
qui existe entre les deux fabriques. Si l'archi^
diacre a une chape neuve un jour de grande
cérémonie , soyez sûr que , le lendemain , le curé
recevra assez d'aumônes pour pouvoir éclipser
son chef catholique.
Dans un salon de la paroisse de Saint-Grégoire,
on s'inquiéta beaucoup, le lundi suivant, des
débuts de l'organiste. M. Peinte jeune s'y trouvait
avec son père. M^ Mercier, qui passe pour grand
musicien , depuis qu'il a chanté dans un concert
avec Romagnési père, fut interrogé sur le nouvel
organiste.
— Je ne suis pas assez connaisseur, dit-il,
pour oser donner mon opinion sur cet Allemand.
._ 66 —
Je désirerais savoir ce qu'en pense M. Peinte
père?
— Madame Brodart la mère me disait, il y a
quelques jours, avec beaucoup de justesse dans
le raisonnement « qu'il était peu rationnel d'avoir
appelé ici un étranger.
— Oui, dit madame Fréminet, chez qui se
tenait la soirée, je ne sai& pas s'il a du talent,
l'organiste de la cathédrale , mais on dit qu'il est
fou...
— Je sais bien autre chose sur l'organiste, dit
M. Peinte fils d'un air mystérieux, mais c'est
bien grave...
— Dites toujours , monsieur Peinte ?
— Cet Allemand, m'a- 1- on dit..., prenez
garde, ce n'est pas moi qui voudrais en parler le
premier...
— Peinte , tu as raison , dit le père, il ne faut
jamais assumer sur sa tête la responsabilité d'une
confidence dangereuse...
— Ok! monsieur Pointe, fit madame Fréminet,
— 67 —
rien ne sort d'ici... nous sommes entre amis,
d'ailleurs.
— Eh bien! cet' Allemand, dit-on, est pro-
testant.
— Oh ! s'écria l'assemblée.
— 11 ne manque pas de talent, dit M. Mercier.
— Le talent n'est rien, dit M. Peinte père,
dans.de pareilles circonstances.
— Et on lui confie des enfants , à ce protes-
taiit...
— Mais il les corrompra , dit madame Frémi-
net... nous ne le souffrirons pas; j'en parlerai k
M. Carron, notre curé. Si M. Carron ne voulait
pas avertir son supérieur, car après tout c'est
son supérieur, j'en écrirais plutôt k monseigneur
révêque...
— Madai^e Fréminet, dit Peinte fils, qui voyait»
à l'exahalion de la dévote, que son secret allait
courir les rues, je n'ai pas aflirmé, permettez,
qu'il était protestant...
— Effectivement, dit Peinte père, mon fils a
— 68 —
«nnoocé cette nouvelle soos une forme dubitative.
#
— Je ne dis pas, reprit madame Frémînet,
que M. Peinte ait aflfirmé ; maû( moi j'affirme , je
prends tout sous mon bonnet... M. le curé de
Notre-Dame est capable de tout; mon Dieu, je
ne lui en veux pas4 c'est pour faire des économies.
Il se sera dit : un organiste protestant ne coûte
pas si cher , prenons un organiste protestant.
— Dame, c'est juste, dit M. Peinte père.
— J'aurai des nouvelles ; soyez en sûrs , le
protestant ne restera pas longtemps ici«
VOrA^e gtH^nde mur la tète de
Vreliiehiiiann*
L'organiste ne se doutait guère du trouble
qu'il excitait dans la ville. Il était dans sa petite
chambre noire, occupé à écrire une partition.
De temps en temps un cri aigu sortait de sa bou-
che , sa plume alors s'arrêtait : sans doute l'ins-
piration lui faisait défaut. Il regardait le petit lit
— 69 —
dans lequel dormait Rosenblult ; puis il se levait,
parcourait la chambre à grands pas , embrassait
l'eniant avec précaution pour ne pas réveiller, et
se remettait h éci*ire.
Rosenblutl se réveilla et cria doucement : Papa.
Freischmann vint à lui.
— Tu veux le lever 1
' — Oui, papa, après que j'aurai fait la prière
à maman Grete»
L'enfant se mit à genoux sur le lit ^ joignit les
tuains et dit :
— Maman Grete,j'ài encore bien dormi en
pensant & vous. Maman Grete , je .prie pour vous
qui êtes dans le ciel en compagûie des anges;
Faites que papa soit toujours heureux. Adieu ^
*
maman Grete.
Freischmann, en entendant cette prière naïve,
pleurait comme un enfant, car c'était pour lui
un triste souvenir que la pauvre Grete, qui ne
Itii avait été enlevée que depuis un an. — Il
s'essuya les yeux.
- Ya —
• — Tu ne m'embrasses pas aujourd'hui , Ro-
senblutt ?
L'enfant courut vers son père , qui couvrit sa
figure de baisers et de caresses.
— As-tu bien dormi? dit -il en passant ses
longues mains amaigries dans les cheveux bouclés
de Rosenbiutt.
— Oui, papa , j^ai vu des anges qui donnaient
un grand concert ; ils avaient des violons , des
flûtes, des cors comme tout le monde... Et puis,
le bon Dieu conduisait l'orchestre... C'était joli,
joli... après ça le bon Dieu a dit : Il me manque
une voix pour faire les solos , à cause qu'il y a
l'ange Gabriel qui est enrhumé ; qui prendrons-
nous pour le remplacer? — Tiens , qu'il a dit k
deux anges , vous voyez bien le petit Rosenbiutt
qui dort , allez-moi le chercher. Et ils sont venus
en battant de leurs grandes ailes.
Freischmann tressaillit et serra contre lui son
enfant dont le rêve l'eflVayait.
— Et tu t'es en allé, dit- il, tu laissais ainsi
-. 71 —
ton vieux père sans lui dire adieu , méchant !
— Oh! dit RosenbluU en faisant une petite
moue enfantine, aussi jolie qu^un sourire de jeune
fille, je ne t'oubliais pas, va ; attends voir la fin.
Les deux anges avaient approché leurs ailes et je
m'étais assis au milieu. Âh ! que j'étais bien,
mieux qu'en balançoire. En route , ils me con-
taient des histoires comme maman Grete m'en
contait. Nous arrivons au paradis. Il est beau ,
va , le bon Dieu ^ avec une grande barbe blonde
et sa robe bleue. Il m'a dit bonjour, le bon Dieu.
Je lui ai dit bonjour aussi. — >Chante-moi quelque
chose, a-t-il dit. Moi je n'avais pas peur, je lui
ai chanté de ma plus belle voix , tu sais , l'air de
Francesco Rosello, que maman Grete aimait tant.
Le bon Dieu a tapé dans ses mains , de joie. -^
Tu resteras ici, a-t-il dit. — Je veux bien, bon
Dieu ; mais papa Freischmaun sera bien désolé
de ne plus me voir. — Le bon Dieu a réfléchi
une petite minute. — Je le ferai venir ici avec
toi, es-lu content? — Oh! je crois bien, bon
— 72 —
Dieu ; avee çà papa pourra vous rendre des ser-
vices, il est un peu fort sur l'orgue, allez...
Alors je me suis réveillé...
-^— Â la bonne heure , reprit Freischmann ; je
veux bien que tu ailles en paradis, mais avec
moi.
— > Tu sais bien, papa, que je t'aime trop pour
le qtiitter.
— Bien... Dis donc, Rosenblutt, veux-tu venir
k l'orgue répéter le grand morceau pour la fête
de la Toussaint^ C'est que nous serons seuls dans
l'église, personne ne viendra d'aussi matin, et
nous répéterons plus à tiotre aise.
— Je veux bien, dit Rosenblutt.
Freischmann se rendit ^ l'église Notre-Dame
par un escalier de pierre qui y conduisait sans
sortir de la maîtrise. Le père et l'enfant traver-
sèrent la nef et arrivèrent sous l'orgue, m<mu-
ment remarquable de la fin du xyir"^ siècle.
Deux caryatides en bois, largement sculptées i
supportent le buffet. Ces statues colossales pa-
— 73 —
raissent être du Puget ou d'un de ses élèves.
Freischmann s'assit an clavier, pendant que
Rosenblutt emplissait de vent les soufflets.
L'église Notre-Dame , par sa nef élevée et son
architecture intérieure d'un gothique léger, se
prête favorablement à la musique de l'orgue.
Freischmann commença. C'était un morceau du
grand compositeur Holbrechl. Le prologue s'ou-*
vrait par un andante maestoso^ grave, qui in-
vitait au recueillement. Rosenblutt chantait, lui,
un motif d'une* pureté et d'une simplicité que
comprennent si bien les compositeurs allemands.
Peu à peu le mouvement devint plus vif... Un
duel s'établit entre la voix et l'orgue. Les notes
les plus douces de l'orgue le cédaient en douceur
à la voix de l'enfant. Quand les basses formidables
de l'instrument emplissaient l'église de leurs
accords, la voix de Rosenblutt dominait encore
et tranchait par son timbre mélancolique sur les
accompagnements vigoureux de l'orgue. Pendant
cette répétition qui durait depuis une heure ,
— 74 —
M. Peinte fils était entré chez Tarchidiacre , en
lui faisant demander un moment d'entretien.
H. Peinte fils demeurait dans une rue qui est
située au milieu de la ville, et qui fait partie par
un bout de la paroisse de Saint - Grégoire et par
l'autre de la paroisse de Notre-Dame. Depuis
vingt ans, M. Peinte se trouvait dans le plus
grand embarras, ne sachant au juste à quelle
paroisse il appartenait. N'ayant jamais pu s'é-
claircir sur ce point de conscience, il avait adopté
un système timide ; ainsi qu'on»dit dans le lan-
gage usuel , il ménageait la chèvre et le chon .
Un dimanche, M« Peinte allait entendre les offices
Il Saint-Grégoire , le dimanche suivant à Notre-
Dame. Dans cette communauté d'églises, le plus
fâcheux pour M, Peinte était de donner deux fois
le pain bénit» comme il est d'habitude dans la
provmce, pendant que ses concitoyens ne le
donnaient qu'une fois. Pour les aumônes, la
même chose. M. Peinte fils versait en même
temps dans la bourse des deux paroisses^
— 75 —
II avait mal dormi en songeant à son indis*-
crétioû de la veille , à la soirée de madame Fré-
minet. Donc, pour calmer sa conscienee, M. Peinte
fils se leva de très-grand matin et alla rendre
compte à l'archidiacre de ce qui allait sans doute
arriver. L'archidiacre écouta gravement les con-
fidences de M. Peinte.
— Vous avez eu tort, dit-il en le reconduisant,
d'avoir répandu des bruits qui me paraissent
mensongers et qui peuvent nuire à votre prochain;
mais votre faute doit être pardonnée, puisque
vous vous en repentez.
Aussitôt après le départ du prudent Peinte,
l'archidiacre se rendit à la maîtrise. Se doutant
que l'organiste était k l'église , il y entra. Maître
Freischmann répétait une seconde fois le mor-
ceau d'Holbrecht. Surpris par cette musique
admirable , l'archidiacre s'arrêta sous l'orgue , le
cœur baigné d'harmonie. L'organiste l'avait pré-
venu qu'il ne jouait que de la musique allemande,
la seule musique, avait -il dit; et le prêtre s'é-
— 76 —
tonnait que le protestantisme, cette religion froide
et sévère . pût amener des inspirations aussi
brûlantes, aussi catholiques que celles dont il
jouissait en ce moment.
La voix de Rosenblutt, cette voîk céleste qoi
p'avait rien du timbre ordinaire des enfants de son
âge, cette voix mystique ^Véionn^ii. Courbé soua
cette musique imposs^nte, l'archidiacre était plongé
dans un monde de pensées, lorsque Freischmann,
en descendant des orgues , le tira brusquement
de ses réflei^ions.
— J'ai a vous parler , lui dit-il.
— A moi? dit Freischmann.
— Oui , venez avec moi au presbytère.
— Vous avez entendu ce morceau? dit Freisch-
mann.
— C'est la première fois que je me suis senti
aussi ému par la musique.
— Vous autres Français , reprit l'organîsle ,
vous n'entendez rien à la musique religieuse...
Ab! si vous connaissiez tous nos grands maîtres!
— 77 —
Ils étaient arrivés à la porte de la maîtrise^
•^— Je reste à jouer dans le jardin , dit Rosen-^
\AniU
•r-^ Oui , et sois sage , je ne serai pas long k
revenir.
NoaTeanx malheurs de la Serinette.
Nous avions fini par aimer le petit Rosenblutt.
Autant nous craignions son père qui nous donnait
de temps à autre des coups d'archet sur les
oreilles quand nous chantions faux , ce qui arri-
vait assez fréquemment , autant nous étions libres
avec l'enfant qui dirigeait les chœurs.
La leçon de chant terminée , Rosenblutt jouait
avec nous ; s'il était sérieux pendant la répétition,
il devenait aussitôt après d'une gaité folle. Nous
lui avions appris à jouer aux billes, à la toupie ,
toutes choses qu'il ignorait complètement. Je lui
avais fait cadeau d'une toupie coloriée, confec-
tionnée par M. Peinte fils. Maître Freischmann
— 78 —
paraissait contrai^ié de le voir libre avec nous ;
il n'était pas tranquille; et plus d'une fois, pen-
dant nos jeux, le vimes-nous, son nez armé de
ses lunettes bleues , apparaître derrière les vitres
de sa croisée qui donnait sur le petit jardin.
Je ne sais plus quelle solennité nous avait mis
en vacances; seulement nous étions une demi-
douzaine de collégiens et autant de petites filles
réunis chez madame Brodart la mère. Rosenblutt
était des nôtres. Perfides comme le serpent qui
tenta madame Eve, nous l'avions entraîné
malgré sa résistance et k l'insu de son père , en
criant :
— Ah ! comme nous allons nou^ amuser !
M'"'' Brodart la mère , que nous n'avions pas
consultée pour amener le nouvel invité, fit un
peu la grimace en apprenant que Rosenblutt était
le fils de maître Freischmann; mais les mines
charmantes du petit Allemand la séduisirent peu
à peu et apaisèrent vitement sa mauvaise humeur.
Elle était en train , quand nous arrivâmes , de
— 79 —
surveiller sa domestique qui confectionnait d^é-
normes rabotes.
La rabote , en Picardie , — je ne sais si ce
gâteau est connu dans d'autres provincesi — est
une grosse pomme qu'on entoure de pâte. On ia
fait cuire au four , d'où elle revient rissolée par
le feu et dorée comme le soleil.
— Aimes-tu les rabotes , toi , dit M*^ Brodart
k Rosenblutt.
— Je ne sais pas , Madame , dit-il en souriant
et en laissant voir ses jolies dents blanches.
— Tiens 9 dit-elle tout étonnée, tu ne sais
pas..! qu'est-ce que tu aimes, alors?
— J'aime le hanq)outel ndtroseiai.
Nous partîmes tous d'un éclat de rire.
— Qu'est-ce que c'est que ce baragouin-lb ,
dit-elle ? Oh I mon Dieu , faut pas être dégoûté
pour manger de ça. Comment dis-tu ?
Rosenblutt répéta*
— J'aimerais autant que tu me dises : Dieu
vous bénisse...
— 80 --
— C'est maitnan Grete seulemeni qui savait la
recette.
— Où est-elle , ta maman? dit M** Brodart,
curieuse comme toutes les vieilles femmes.
— Elle est morte.
— Pauvre petit*. • ab çà, je bavarde comme
une sans-soucis , dit-elle ; il faut pourtant que je
voie k vous avoir des crépinettes.
L^annonce des crépinettes — qui ne sont que
de petites saucisses plates — mit tout le monde
en rumeur et lit tirer plus d'une langue.
— Je vous y prends donc , gourmands , dit
M""* Brodart... allons, je pars, et ne mettez pas
trop la cbambre en fouillis.
^^ Non , maman Brodart , dit le chœur en*
fantin,
Aussitôt après le départ de la vieille dame, qui
avait quelquefois de bons moments, nous nous
mîmes k jouer. On courut dans le jardin. Une
heure se passa; M™'' Brodart ne revenait pas.
Tous les jeux étaient épuisés.
— 8i —
— Charles ^ dît l^uû au neveu de la veuve . va
^onc chercher la serinette I
— Ah! oui, nous jcrueronfs de la musique dans
le jardin.
— Rosenblutt chantera avec.
— Je veux bien , dit Rosenblutt.
Charles alla quérir rinstrument.
— Je ne l'ai pas fait voir à la bonne ; elle le
dirait k maman Brodart.
— On ne Pabimera pas.
— C'est égal , si elle le savait
— Elle ne le saura pas.
La serinette passa de main en main , et nous
eûmes chacun le plaisir de jouer tout le réper-
toire. A la fin , ce divertissement devint mono-
tone, et la serinette fut abandonnée et placée
sur la margelle du puits, au milieu du jardin. On
se remit k courir. Je ne sais lequel de la bande
poursuivait Rosenblutt , qui , près d'être attrapé ,
se cogna contre la serinette. Elle disparut dans'
le puits !
— 82 —
— Oh ! firent dix \oîx empreintes de terreur.
Puis vinrent les accusations et les dénéga^
tions.
— Ce n'est pas moi. — C'est Rosenbintt. —
C'est Charles qui Ta poussé. — Il ne fallait pas
la mettre sur le bord du puits.
— Oh ! répétèrent les voix dont la terreur
s'accroissait.
— Si maman Brodart arrivait, dit l'un de
nous.
Nous étions paralysés de frayeur.
— Je la vois, dit Rosenblutt qui ne s'inquiétait
guères, elle nage.
Les tètes se penchèrent au-dessus du puits , et
nous aperçûmes l'infortuné instrument qui sur-
nageait.
' — On peut l'avoir I hasarda quelqu'un. —
Comment? — ^ Avec le seau.
Le plus grand* de la bande descendit 1er seau
qui reposait près de la poulie , et nous suivîmes
avec une anxiété sans pareille les chances de
_■■
_ 83 —
sauvetage . de l'iostniment. L'opération était dif-
ficile ; le seau se battait les flancs contre la se-
rinette, mais ne paraissait avoir aucune envie de
la repêcher. Après divers essais , on fit faire un
dèmi-pIongeon au seau , — qui louvoya au des-
sous de rinstrument, et finit par le rapporter
dans ses flancs.
— Ah ! cria la foule émue, voilà la serinette*
Sauvée du nauvrage comme par miracle, la se*
rinette apparut tonte mouillée. Elle fut secouée
et étendue sur le gazon pour sécher.
— Mais , dit l'un , fort intelligent , les petites
pointes sont en cuivre , l'eau va les faire moisir.
— Faudrait peut-être en jouer pour faire partir
l'eau.
Rosenblutt prit la serinette et tourna... sur-
prise ! La chasse da jeune Henri ne faisait plus
entendre ses fanfares. On tira le second crochet.
L'air de Philadelphie^ qui jadis était si doux à
écouter deux fois, gardait un profond mutisme.
Ainsi du Point da joar, . de même de la Flûte
— 84 —
enchantée. Seule , la Monaco (3 fois) persistait à
lancer daDS les airs quelques fragments^ quelques
notes décousues dont le sens musical était difficile
à comprendre. Nous étions abattus; Rosenblutt
continuait avec son sang-froid habituel à faire
entendre une ou deux notes éraillées, lorsque
M. Peinte fils entra dans le jardin. Il nous vit
tout émus; les sons désolés dé la serinette le
surprirent.
— Eh ! malheureux, qu'avez-vous fait Ik? dit-41
en remarquant que Rosenblutt faisait tourner
inutilement la maniyelle«
Il essaya lui-même Pinstrument , ne croyant
pas k un accident aussi grave. L'instrument resta
muet. Alors il le palpa, et il s'aperçut que le
cylindre était partagé par le milieu.
— Seigneur, dit-il , c'est tout k.fait fini..^
— Ce n'est pas moi, dîtnes-nous en chœur.
— N'importe qui... Que va dire cette pauvi'e
M"* Brodart la mère ?
Il pleurait presque. Car, versé dans la mécà-
^■MM
— 85 —
nique, il était plus à même que nous d'apprécier
le désastre.
— Je m'en vais, dit-il ; je n'oserais assister k
la s6ène qui va se passer tout k Pheure. M""* Bro-
dâi'l tenait tant k sa musique , et elle avait rai-
son.. ^
Après ces paroles , M: Peinte fils prït la fuite.
Les trois quarts de nos amis l'imitèrent , et nous
restâmes seuls k chercher un moyen de dissimuler
la fracture de la serinette. Il fut convenu qu'on
la remettrait k sa place habituelle ; ce qui se fit
immédiatement. M"""^ Bi'odart rentra bientôt. Elle
s'étonna de ce que la bande était diminuée.
^^ On est venu les chercher < dit sort iiéveu.
Depdis son arrivée, nous i^estions dans la
chambre , mornes et inquiets.
— Qu'est-ce qui vous pi^end , iiôus dit -elle ,
vous avez l'air drôle.
— Rien, maman Brodart.
^^ Je ne sais pas, dit-^lle en secouant la tête.
Elle appela la bonne.
— 86 —
— lis n'ont rien fait de mal pendant mon ab-
sence?
— ^ Je n'ai rien vu, madame.
•— C'est bien , dites cuire les crépinettes , je
vais préparer la table.
Comme elle allait vers l'armoire k linge , son
neveu , qui voyait l'orage se préparer et qui es-
pérait le détourner, l'arrêta par la robe :
— Maman Brodart? dit-il.
— Tu ne pourrais donc pas me parler sans
me tirer les jupes? Qu'est-ce que tu veux ?
Le neveu ne sut que répondre et parut em-
barrassé.
— Ah ça mais ! en voilà bien d'une autre , tu
m'appelles, tu ne sais que dire..« Il y a quelque
chose Ih-dessous.
El elle alla vers l'armoire à linge^
Nous devions être blêmes. EHe ouvrit un des
battants de l'armoire ; d'après ce que nous avion»
calculé , la serinette , appuyée contre la porte ,.
tomba sur le plancher.
— 87 ~
— Oh ! la inusiqne , dil-eile stupéfaite de l'ac-
cident.
=^ Elle est cassée ^ fis -je, voulant faii*e Croire
que cette chute l'avait endommagée.
' — Ça ne cas§)é pas ainsi, dit-elle^
Elle la ramassa. Mais nous n'avions pitis pensé
que le bois était mouillé. Elle s'en aperçut en la
louchant.
-^ La musique est fraîche , s'écria-t-elle. Qui
est-ce qui l'a trempée dans l'eau ?
Personne ne répondit.
— Quand je disais qu'on n'est pas uiie minute
tranquille... quelle invention 1 Tremper la musi-
que dans l'eau !
M"""* Brodart ne soupçonnait pas encore l'é-
tendue du malheur... Cependant^ par intérêt, elle
tourna la manivelle;.. Il est impossible de peindre
l'effroi qui s'empara d'elle ^ quand aucun son né
»
&e fit entendre^ Ses yeux et sa bouche s'étaient
dilatés comme si elle eût aperçu une vipère. A
l'effroi succéda la colère , une colère terrible ;
— 88 —
toute sa figure se plissa... Les sourcils se dres-
sèrent menaçants, aussi hérissés que la queue
d'une chatte k l'approche d'un chien. La colère
la rendait bègue.
--» Qui , qui, qui , demanda-t-elle, qui a cassé
la musique ?
Nous aurions touIu disparaître dans le mur.
— Voyons, vite, dites- le- moi , ou je vous
doone le fouet à tous.
Elle ferma la porte pour nous couper toute
retraite. Enfin le plus craintif désigna du doigt
Rosenblutt. D'un bond elle se précipita sur lui, le
saisit dans ses bras et courut vers la cuisine.
Nous étions muets de frayeur. On entendit Ro-
senblutt crier... Elle le battait avec des verges...
Rosenblutt criait encore ; les coups redoublaient.
— Maman Grete, s'écriait le pauvre petit. Et le
fouet répondait ^ cet appel. Enfin les cris s'étei-
gnirent, et M"*' Rrodart reparut sur le seuil de la
porte, les yeux injectés de sang, les lèvres blan-
ches ; quelques mèches de cheveux gris s'éx^hap-
— 89 —
paient de son serre-léte noir. Son bonnet était
tombé ; elle était terrible k voir. Les sorcières de
de Macbeth eussent paru des agnelets auprès
d'elle.
— AUez^vous-en chez vous, tas de polissons,
8*écria-t-elle , allez-vous-en.
Nous ne iimes pas répéter deux fois cet avis ,
et nous courûmes chez nos parents de toutes nos
jambes»
Innocente et Tictlme.
Maître Freischmann sortit du presbytère vers
midi. Il ne paraissait ni plus gai , ni plus triste
qu'à Fordinaire. La musique seule pouvait émo-
tionner sa figure. Ne voyant pas Rosenblutt dans
le jardin , il courut à la chambre k coucher. Il
chercha, inquiet, partout son enfant. Rien ne
semblait annoncer qu'il vint de quitter la maison.
Freischmann pensa que Rosenblutt s'ctail ennuyé
— 90 -~
el qu'il élaU monté aux orgues \ mais Rosenblult
n'était pas k Torgue,
— Il aura couru , se dit- il , dans les galeries
de l'église.
L'Allemand parcourut toutes les galeries; il
monta au clocher. En chemin, il rencontra les
sonneurs et leur demanda s'ils avaient \a son
fils. Les sonneurs, tout étonnés de cette figure
effarée , lui rirent au nez. L'organiste descendit ,
en sautant des marches , l'escalier, et il revint à
la maison.
Peu d'instants après , une servante qui tenait
un enfant dans ses bras entra •
— Ah ! s'écria Freischmann en reconnaissant
Rosenblutt pâle et évanoui.
Il l'arracha des bras de la fille et le. pçsa sur
un lit. Rosenblutt ne faisait aucun mouvement.
— Il est mort, dit l'organiste d'une voix altérée.
La servante s'en allait , traversant le jardin ;
elle ouvrait la porte de la maîtrise. Freiscbmai\
çpurut k elle.
— 91 —
— C'est toi , dît - il , qui l'as tué , méchante
créature !
La fille, fort effrayée des yeux de l'Allemand,
qui sortaient de l'orbite :
— Non , dit-elle, non, ce n'est pas moi.
Freischmann la saisit par le cou et referma la
porte.
— Tu vas mourir aussi , dit-il en cherchant k
l'étrangler.
Mais la domestique , qui était une rude cam-
pagnarde, luttait courageusement ; en même temps
elle appelait au secours. Un moment, elle fut
terrassée par l'Allemand qui rugissait... I^ porte
s'ouvrit à propos. Quelques piersonnes entrèrent ,
entre antres, Bruge, le serpent.
— Au secours, cria la paysanne d'une voix
étranglée par les dix doigts de Freisclimann.
On eut beaucoup de peine à faire lâcher prise
a l'organiste , qui redoubla de colère en voyant
sa proie lui échapper.
— Mais, qu'est-ce qu'il y à? dcmlindà Hruge.
— 92 —
r- Il y a^ il y a, qu'elle a tué renfaùt, la mal-
heureuse... Mon enfant qui était sj joli, dit-ril en
sanglotant»
Puis la colère le reprenait . et il écl^appait aux
bras qui le retenaient. Toqt ^ coup on entendit
la voix de Rosenblutt.
— Papa, papa.
— Oh ! dit -il d'un accent de joie violent, ma
fille n'est pas morte.
Et il courut vers sa chambre.
* Commérafl^es.
fj'évènemen| courut biisntôt la ville. A en croire
les uns, Torganiste était devenu fou. A en croire
les autres, on allait le juger pour avoir tenté
d'assassiner la domestique de M""^ Brodart. Ce
fut un thème inépuisable pendant la huitaine qui
suivit.
Madame Fréminet donna une soirée où elle
jnvita les principaux personnages de la paroisse
^ 93 —
Saint-Grégoire^ M. Peinte fils ne manqua pas de
s'y trouver et raconta comme quoi il avait mal-
heureusement assisté au prologue de cetti3 aven-
ture,
— H m'en suis allé, dit-il ; mais, k ma place,
je crois que .tout le monde en aurait fait autant.
-!» Vous avez eu bien raison. J'ai entendu dire
que madame Brodart avait été trop loin , mais
.son chagrin était bien pardonnable.
— Une si jolie serinette, dit M. Peinte fils.
— Elle ne lui a donné qu'un peu le fouet ^
après tout...
— C'est qu'on dit dans la ville que Fenfant est
encore malade.
— Ah! il fait le malade... Parles -moi plutôt
de cette brave fille qu'il étranglait, le monstre...
Sans Bruge,son affaire était faite... c'est heureux
pour l'Allemand qu'on l'ait arrêté , op le guillo-
tinait...
— On a vu , dit M. Peinte père , sous la ré-
yolotion , des personnes exécutées pour moins.
— 94 —
— Voilà pourtant ootré archidiacre , dit ma--
dame Fréminet... Ce que c^est que de donner
des places à des inconnus. ., à des prote^dnts. A
propos, il l'a fait venir son organiste. Il Fa inter*
rx>gé sur sa religion. L'autre a avoué tout ce qu'on
a voulu. Je sais tout, moi. Il y a Baptiste, le do-
mestiqbe de madame de Prémaré, qui est le
^cousin de la femme de charge du curé dé Notre-
Dame. Elle balayait dans la chambre k cdté quand
l'Allemand est venu ; elle a entendu sa confes-
sion. •• Baptiste m'a dit que ça faisait trembler,
les crimes de cet homme-là... Il a tout raconté à
l'archidiacre; même, de temps k autre, M. le
curé disait : ce n'est pas possible.
— Vous croyez donc , dit Peinte père , que
c'est un scélérat?
— Un fieifé , un ancien bandit qui aura été
obligé de quitter son pays...
— Oh ! mais c'est dangereux des hommes
pareils, dit Peinte fils.
— Très dangereux... à la fin, M. le curé de
— 95 —
Notre-Dame, effrayé, n'a plus osé rien pfendre
sous son bonnet, et il lui aurait dit en le i*en-r
voyant : J^en écrirai k monseigneur l'évèque.
— Malheureusement « on ne sait pas encore,. •
mais à ce temps-lii , il p'y avait rien , la pauvre
domestiqua de madame Brodapt n'était pas étran-
glée... ça n'est pas son premier crime, allez... il
y a longtemps qu'il a fait son coup d'essai... Puis
son fils, vous savez.. •
— Celui qui a cassé la musique, dit M. Peinte fils.
— Eh bien ! son fils est une fiJIe.
— On dit ça, mais est-ce croyable?
— Il l'a avoué devant trente personnes... De-
mande plutôt a Bruge, qui a sauvé la malheu-
reuse domestique; il a crié comme un sourd :
< Ma fille n'est pas morte ! »
— Si c'est une fille, dit judicieusement M. Peinte
fils , pourquoi l'habille-t-ril en garçon ?
— Voilk ce qu'on ne sait pas... des idées h
ces Allemands. Puisque je vous dis qu'il est fou ;
on le dit partout, d'ailleurs.
-- 9« —
'— Quel iacheux évènemeDt, dit Peinte père.
— Le crime ise découvre tôt ou tard , dit
M*"* Fréminei. Dire quMl faisait soufDer les orgues
k une fille ; n'est-ce pas indécent? Il n'y a qu'un
Allemand pour avoir des idées pareilles*. • Âh!
l'évéque va être content quand il va apprendre
toutes ces histoires.
— n n'y a pas de quoi.
— C'est bien fait pour l'archidiacre. Qu'il fasse
donc le fier maintenant ! ça lui apprendra à se
défier des gens... Bien heureux s'il n'est pas
destitué. M. Carron me disait tantôt : Monsei-
gneur est sévère quand il faut.
— Parbleu! dit Peinte père, il faut de la sé-
vérité dans tout. Maintenant plus qu'autrefois on
voit des choses , ma parole , qui font hausser les
épaules de pitié» Si les organistes ou les autres
employés des églises ne sont pas catholiques et
d'une/ morale éprouvée, qui est-ce qui le
sera?
— A la bonne heure, dit M™' Fréminet, voilà
— 97 —
des raisons. .. Âveis tout ça, cette pauvre madame
Brodart en est pour sa serinette.
— Cependant, qui casse les pots les paie,
— Elle le pense bien ainsi, dit M. Peinte fils.
Elle a envoyé, la musique par sa bonne, en même
temps que le petit garçon , qui n'est pas un petit
garçon... On lui fera payer k FAllemand.
— C'a a-t-il seulement un sou vaillant? de-
manda M"' Fréminet.
— S'il ne veut pas, on lui retiendra sur ses
appointements.
— Oh! dit tout h coup M. Peinte fils, il est
les trois quarts de onze heures.
— Vraiment ! comme le temps passe*
— Mous bavardons , nous bavardons ; qu'est*
ce que va me dire msi femme?
— Elle sait que tu es avec moi, dit M. Peinte
père.
— Il n'y a pas de danger, dit en riant M""* Fré-
minet. Messieurs, faites bien mes compliments
k M"''' Peinte de ma part. Dites -lui qu'elle est
trop rare...
98
RosenMvtt«r
Maître Freiscbniann » qui âepiés bnil puts
soignait Rosenblutt sans le quitter d'ane seconde,
avait fait demander un médecin. Le médecin ^
après avoir étudié longtemps là physionomie de
reniant , et s'être fait raconter la scène qui avait
déterminé la maladie, secoua la tête.
— C'est grave, dit -il au père... y a eu
commotion au cerveau. Nous verrons quand le
délire sera passé ; mais ce sera long, et il faudra
des soins minutieux^
• — Ah ! Monsieur , disait Freischmann en joi-
gnant les maîns^ sauvez-la, par grâce,- ma pauvre
Rosenblutt... Pensez donc, si je lai perdais!..^
Je ne peux pas, n'est'^ce-pas?... c'est ce qui me
reste de sa mère. Elle lui ressemble, k la pauvre
Grete... Voyons, que iîiut-il faire pour là guérirl^
je ferai tout... Faut-il que je meure?...
^— Ce n'est pas désespéré, dit le médecin^ J'ai
— 99 —
vtt des malades atteints bien plus fortement au
cerveau... Elle n'a qu'une mafladie morale, votre
fille. Elle D'à pas souffert des coups qni loi ont
été portés.
— Oh ! pouvez-vous dire ! s'écriait Freisch-
mann ; elle n'a pas souffert!... Mais je la tuerai,
l'horrible femme qui est cause de mon malheur!...
— Votre fille t dit le médecin, avait-elle des
goûts très prononcés pour quelque chose? Elle a
les organes tellement délicats , que son isystème
nerveux a dû s'affecter d'un rien.
— Oh ! elle était si bonne musicienne !
— Bien, dit le médecin. Avait-elle quelque^
préférence pour certains morceaux ?
— Elle aimait la grande musique.
— Depuis q^nd a-t-elle chanté ?
— Bo$enbiutt chante dans son délire , mais'
des airs confus... Elle a perdu la mémoire mu-
sicale ; elle mêle tout.
— Ce n'est pas ça que je vous demande. Quand»
a-t-elle chanté étant en bonne santé?
— 100 —
— Mon Dieu, Monsieur, aux orgues, avec
moi, un superbe morceau d'Holbrecht. C'était le
jour où la vieille Ta si indignement martyrisée.*
— Aime-i-elle à entendre l'orgue?
— Âh ! Rosenblutt seule me comprend.-
— Eh bien, demain Je reviendrai... Si votre
fille a toujours le délire , nous la ferons trans-
porter aux orgues, et nous essaierons de la guérir
par un moyen que je crois certain.
— Brave homme ^ s'écria Freischmann ; com-
ment reconnaîtrai ^ je jamais vos services!... Je
suis trop pauvre..^ Il faudrait des millions; non,
ce ne serait pas encore assez^ sî vous sauvez
Rosenblutt...
^^ Je ne veux rîen, Monsieur^ dit le médecin. '
^ — Ah ! dit Freischmann, je vous dédierai une
messe , une messe qui est Ik toute faite. Tenez ,
dit -il en lui montrant une énorme partition ma-
nuscrite , c'est une messe en ut mineur, comme
on n'en fait pas en France, je vous lâ dédie. •• Je
voûtais y mettre le nom de ma femme; mais eHe
— loi —
sera coBt«Dte de Twr votre nom en tète, puisque
VOUS nous rendez notre enfant.
— Merci, Monsieur, je suis reconnaissant^ dit
le médecin en se retiratit pour échappe]^ aux re^
merciments de Torganiste^
Maitre Freischmann revint en sautant. Il ôtait
ses lunettes en se frottant les jeux. Il riait pour
la première fois de sa vie en serrant son crâne
dans ses deux manns , comme s'3 eût craint que
la joie ne le fît éclater.
— Mon enfant! s'écria'4'iU ma Rosenblutt,
sauvée*. é Ah! le digne homme ! Il me Ta pro-
mis... Je vais écrire un AlMnia..^ Âh! quelle
joie ! quel bonheur 1
Tout k coup sa figure se tenik^ car Penfant
venait de se remuer ; il sortait de sa léthargie ,
et bégayait quelques paroles inintelligibles. Freis-
chmann courut au lit.
«^iC'est moi, Aosenblutt, c^est moi, ton père.
Rosfinblutt murmurait des mots impossibles à
fendre.
— 102 —
— Tu ne me reconnais pas, Rosenblutt, moi,
ton papa, hein! me reconnais-tu?
— Je vois un chat noir, disait Penfant, un
gros chat... il vient à moi... ohl il m'étouffe, il
court sur ma poitrine.
— Non , mon enfant , disait Freischmann , il
n^y a pas de chat.
Rosenblutt souriait.
— Les roses , disait-elle , les belles (leurs et
des papillons de toutes les couleurs !
Puis sa figure s'impreignait de terreur.
— Oh ! on me fouette ! Plus de verges ; assez.
Madame! je ne le ferai plus... Maman, k mon
secours, on me bat!... La musique à Peau...
Charles , il m'a poussée ; non , ce n'est pas moi ,
la méchante...
— Rosenblutt, me reconnais- tu? disait Freis-
chmann en lui prenant les mains brûlantes ; je
. suis là pour te défendre; on ne. te battra plus.
— Vile , dit Tenfant , chassez-les vite , les
chais... Je vous dis qu'ils sont trois cents, une
•K . ^
— 103 —
ftrmée... ils courent au galop. •• Ah! le fouet,
toujours le fouet !
— Mon Dieu! mon Dieu, s*écriait Freîsch*-
tnann en se tordant les mains de désespoir, il
ne ra'entend pas, mon enfant! Rosenbluit, s'é-
criait-il en sanglotant, reconnais-moi, je suis ton
père ; vois , je suis auprès de ton lit ; reconnais-
moi un peu , une minute seulement !
Rosenblutt chantait.
— Ah! disait l'organiste au désespoir, il n'y
a pas de Dieu , il n'y a pas de ciel ; mon enfant
ne me reconnaît pas.
L'archidiacre entra comme il blasphémait,
égaré par la douleur.
Le prêtre Ait ému de ce profond désespoir. Il
chercha a calmer maitre Freischmann par des
paroles pleines de religion. L'organiste fut ra-
fraîchi par cette rosée bien faisante . Quand il fut
devenu plus calme , l'archidiacre lui annonça
avec tous les ménagements possibles qu'il venait
de recevoir de l'évêque l'ordre de prendre uii
nouvel organise.
— 104 —
— Que m'importe, dit Freisehmann, ma place!
Que mon enfant recouvre la santé , et je m'en
irai... quand je devrais mendier. Ne serais- je
pas assez heureux de souffrir pour lui. S'il est
fatigué, je le porterai sur mon dos... On est bon,
monsieur le curé , dans votre pays ; on ne nous
refusera pas un morceau de pain et de la paille
pour nous coucher.
— Je ne vous chasse pas, dit l'archidiacre qui
compatissait à ses douleurs, dans quinze jours
votre successeur viendra. Si votre enfant est en-
core malade, je vous offre mon presbytère. ••
— Oli ! que vous êtes bon , Monsieur !
— Tenez , voici quelque argent.
— Je n'en veux pas, dit Freischmann.
— Ce n'est pas à vous que je le donne , c'est
à votre enfant malade.
, L'archidiacre partit k la nuit. Le lendemain ,
le médecin vint, suivi de son domestique. Ro-
senbluti avait passé une nuit plus calme. Le do-
mestique voulut prendre l'enfant pour le porter
I
— ion ~-
aux orgues; mais Freischmann déclara que tuî
seul se chargerait de ce sorn.
Tous quatre montèrent k Torgue* Un large
fauteuil avait été disposé pour BosenbLutt. Le
domestique souffla, Freischman s'assit au clavier,
le médecin s'installa près de Tenfant.
Au premier accord, Rosenblutt ouvrit de
grands yeux effarés. Freischmann chantait en
s'accompagnant ; Rosenblutt paraissait revenir
à lui. L'organiste voulait quitter sa place pour
l'embrasser ; le médecin lui jGt stgne«
L'enfant, la bouche ouverte, semblait aspjrer
les mélodies qui s'échappaient de l'orgue. Vers
le milieu du morceau, il sembla écouter avec
«
plus d'attention , et il chanta l'air qu'il avait ré-
pété le matin du fatal événement. Sa voix était
plus pure que d'ordinaire : elle n'avait plus rien
de terrestre.
Maître Freischmann pleurait, de grosses larmes
tombaient sur ses doigts et sur le clavier. Â peine
Pair était-il fmi, qu'il se précipita vers Rosenblutt.
^ 106 -^
— ^ Me reconnais-tu, Rosenblull? dil-iU
»— Oui , père... je t'aime.
Et Penfant expira.
On parle encore dans la petite ville de la mort
de Rosenblutt.
Maître Freischmann monta aux orgues. Pen-
dant la messe des morts , on entendit une voix
saccadée qui chantait le Dies irœ. L'accompa-
gnement était plaintif et lugubre; un moment,
les notes ressemblèrent à des sanglcNJg
Le lendemain , l'organiste disparut du pays.
Trois ans après, j'étais au Conservatoire. Je
rencontrai en sortant un vieillard qui jouait d'une
mauvaise serinette qui rendait k peine trois iiote$«
Le couvercle était ouvert , et je pus lire ;
Ouverture de la ehaese du jeune Henri^
Air de Philadelphie (2 rois).
Le Point du jour,
La Monaco (3 fois).
Air de la Flûte encjianléc^
%b novembre 1846,
UNE RELIGION
AU CINQUIÈME.
Au Statuaire Etex..
Vm ftEUGlON
Ail ciiwf^iJiÉiiii:.
Detftift'itSO, il y a en «D Fmtee uaMitaiii
nombre de religions noaToUes et d'utopies. Les
Utopies onl été «DteTfées soumoia^netit ^ ^ns
pdmpe, sans luxe. Bans amte, saos ennemis four
suivre le corbillard, — pa6 méiniê te chien k l'o-
rdlle^asse dont Vigneron a lui un iaUeau destiné
au flmes sensiUes.
Tout d'abord lea nouveaux religionnaires eu-
— 110 —
rént du- monde. On était curieux de voir des
églises dans des mansardes , avec des fleurs arti-
ficielles sous globe, une cheminée k feu, un
tableau-pendule au mur. On voulait ^oir comment
ces prêtres , ces légats improvisés jouaient k la
religion. Ils réussirent quinze jours ; puis, comme
ils ne payaient pas leur terme , il se trouva des
propriétaires assez mercantiles pour faire saisir
les meubles des Temples. Plus de meubles , plus
de religion ! C'est ce qui arriva k l'abbé Chàtel ,
condamné en police correctionnelle pour avoir
déménagé son église sans payer le loyer. Il parait
que cet exemple ne servit de rien ; car en 1843,
il se forma une espèce de queue de Tabbé Châtel.
J'y allai un matin.
— L'église française , s'il vous plait.
— Au cintième , la deuxième porte k main
gauche , me dit la portière.
Je montai un escalier aux miirs suintants ,
imprégnés de l'odeur des^ plombs domestiques ,
un de ces escaliers où le chapeau coudoie le pla-
— 111 —
foad. Au cinquième, ne trouvanl que d'humbles
portes, rappelant peu l'entrée d'un temple, j'allai
k deux hommes qui conversaient.
— Ah ! c'est toi , farceur , me dit l'un^ en
m'offrant la main. — Pardon , monsieur , vous
vous méprenez sans doute; pourriez - vous m'in-
diquer Monsieur Lhôpital? — C'est moi , me
répondit-il , et je vous prenais pour un autre ;
c'est assez farce.
S'il y eut jamais quelqu'un d'étonné, ce fut
moi; j'allais à la recherche du dieu Lhôpital, et
le dieu avait une calotte , des mains calleuses et
noires, un tablier de serge — plus noir que ses
mains — montant jusqu'au cou, k la manière des
cordonniers.
Est -il possible que ce soit Ik le dieu? le dieu
qui m'a envoyé cette lettre : < Monsieur , l'admi-
nistration de l'Eglise chrétienne française croit
vous être agréable en vous informant des jours
et heures de ses réunions religieuses, et vous
prie de lui faire l'honneur d'y assister. »
— 112 —
— c Donnez- voas donc la peine d'entrer, me
dit-il. > J'entrai avec Ini et la personne avec qui
il causait avant mon arrivée. Je vis nne mansarde
assez nne, trois chaises, un lit de bois blanc , nn
poêle et nne bibliothèque. Une porte fermée
donnait dans cette pièce.
-^ Je viens pour la rénnion , fis-je.
— Très bien , monsieur, dit te dieu Ibè^tttl,
nous ne sommes pas au large comme voos Voyez,
mais patience , nous allons descendre de trois
étages. VEglist est trop petite. Ce qu'il y à de
plus embêtant , c'est le propriétaire qvCett thim
e0mm t(M. H veut 800 francs de son second ,
nous Ini en avons offert 700 francs.
— Effectivement, répondis-je , c'est cher.
^~ fit dire qu'il paitage nos doctrines !
— ^ Vous savez , dit celui qui m'était inconnu ,
qne les profMriétaâres rançonnent toujours les pro-
lâaire».
Ce mot de prolétaire me fit penser k tine re-
ligion entachée de oommonisme.
^
— 113 —
— € Acre guerdin de poêle, dit toul-à-coup le
dieu^Lbôpital, il ne veut pas tirer. > Il alla quérir
du charbon de terre. Pendant qu'il essayait de
ranimer le feu , je m'approchai de la muraille ^
curieux de lire une espèce de proclamation ren-^
fermée dans un cadre. Je lus :
€ Les catéchismes , pour les eniânts , ont lieu
les dimanches après l'office du matin, et les
jeudis après l'office du soir.
> La première communion, ou cène fraterndle
pour les enfants, aura lieu vers le mois de juillet r
les parents sont invités k faire inscrire leur»
enfanis.
» L'administration a fondé une bibliolbèque
dont les volumes sont mis à la disposition des»
fidèles.
» Chaque personne ne pourra emporter plusF<
d'un volume à la fois et le garder plus de -quinze
jours.
1 M. Lhôpital est nommé bibliothécaire.
— 114 -
» M. Délit esl nommé sous-bibliolhécaîre.
» Au nom du conseil d'administration.
Le Président :
A.-H. COHENDET,
La bibliothèque contenait à peu près SO volumes
dépareillés. Ces volumes étaient le Dictionnaire
philosophique^ de Voltaire, V Histoire parlemen-
taire de la Réçolation, de Bûchez, le Voyage
en I carie , de M. Cabet , quelques ouvrages de
MM. Quinet, Michelet et de Lamennais. Ces
ouvrages < destinés aux fidèles ^ devaient former
une religion très bizarre. Quant à Tinventron du
sous - bibliothécaire , rien n'était plus gai en
présence de ces 50 volumes.
— .< Si nous mettions la ficelle, dit le dieu
Lhôpital. )» Et il passa par un trou de la porte
un bout de ficelle attachée à un morceau de bois
qui permettait aux fidèles d'ouvrir eux-mêmes
la porte. Un jeune homme entra. — Ça va tou-
jours Mon, pnpa . Lhôpital? — Comme vous
— 115 —
voyez , Vavasseur. — Bonjour , Billaut. — Est-
ce vous qui dites Toffice aujourd'hui? dit le
nouyeau venu k celui qu'il appelait Billaut. —
Non ; vous devriez bien vous en charger, Vavas-
seur ; depuis deux ou trois jours, j'ai une colique
d'enragé. -
L'homme k la coljque , Billaut , était un dieu ;
Lhôpital était un dieu ;
Vavasseur était un dieu.
En tout trois dieux. Décidément, pensais-je,
ces gens veulent faire revivre la mythologie. Il
m'étonne même qu'ils ne s'appellent pas Bacchus,
Momus ou Vulcain. Justement le dieu Lhôpital
remplirait parfaitement cet emploi; il n'est pas
boiteux , mais il a une jambe de bois.
La conversation s'engagea entre les trois dieux.
Comme on le pense, j'écoutais de toutes mes
oreilles. On parlait de confession. Entr'autres
paroles qui me frappèrent : — Le frère Quentin,
dit le dieu Vavasseur, ne veut pas plus de con-
fession que de perruque à la broche. — Acre
^ 116 —
faroeor , dit en éclalaot de rire k celte facétie le
dieu Lhôpital.
Le dieu Va vas$eur était mis comme un boHDéte
homme qui n'est pas dieti« Dans la rue on aurait
pu le prendre pour un second clerc d^huissier. ft
avait un paletot ; je n'oserai pas affirmer que son
pantalon fût k sous-pieds* Il raconta di¥erses
anecdotes de séminaire , où il avait été ^ disait-^il
(de fait, il lui en restait quelque teinte); mais
ses opinions avancées , ses questions sur la théo-
logie qu'il voulait approfondir, l'en avaient fait
chasser. Plus tard, les prêtres, sachant qu'il
faisait partie de l'église française , l'avaient invité
à venir chez eux , lui avaient fait expliquer sa
religion nouvelle, et avaient essayé de le ramener
dans le sentier de la vertu : mais lui les avait
bien rouléa ; il les avait confondus par ses théories
superlatives. De plus, il se vantait de ne pas
suivre celles de Tabbé Chàtel :
— Car, conlinua*t-il en me regardant, nous
ne sommes ni oaiholiques , ni prolestants , nous
— 117 —
ne suivoûs aucune religiouL Nous les avons toutes
fondues ensemble pour en extraire le superfin (1),
Je me hasardai à lui demander quellq était
leur religion» --- Vous n'avez donc pas lu notre
profession de foi, dit -IL — Non^ monsieur. — r
Alors il toussa , se recueillit et me dît :
«^ c Quand elle apparut en 1830^ comme l'at-
teste TEucoIoge publié en 1832, l'Eglise française
ne différait guère de l'Eglise romaine, qu^en ce
que la liturgie y était célébrée dans la langue
nationale ; mais dans les Eucologes postérieurement
imprimés (1839), la doctrine se développe, prend
une forme plus décidée et reproduit plus com-
plètement , ou plutôt commence à reproduire la
lumière évangélique , dont fut illuminée la glo-
rieuse et sainte église primitive*
> Cependant, bien des abus, bien des erreurs
existaient encore ; la forme ou le cérémonial dé-
(1) On vient de fonder une nouvelle religion qui est une
sorte d^éeleettsme religieux et qui s'appelle le finêionitme*
inalogie avec le tbë de madame Giboa.
S
-- lia —
tnentaient h chaque instant la doctrine ; mais
comment détruire ces abus, redresser ces erreurs,
réformer lé cérémonial ridicule? Qui eût osé
Fentreprendre? Qui eût pu le faire? On nous
vint en aide ; on se chargea de ce soin ; on nous
rendit un immense service , on nous fit beaucoup
de bien en croyant nous faire beaucoup de mal.
Le coup de tonnerre du 29 novembre 1842 a
fait tomber, à réduit en poudre les idoles installés
imprudemment dans la nouvelle église ; l'ouragan
a emporté les ornement^ du vieux paganisme,
dont nous avions formellement paré le temple et
s
les pontifes ; nous sommes revenus tout-à-coup à
la simplicité de Péglise apostolique, p
Le Dieu Vavasseur attendait avec confiance la
fin de sa harangue.
— Eh bien ! me dit-il. — Il faudrait , lui ré-
pondis -je, assez embarrassé , que j'eusse étudié
la matière. ^-- C'est pourtant bien simple; Châtel
n'était pas un aigle. Il appelait son église : l'église
catholique française ; nous autres , nous avons
— 119 —
Uen changé tôul cela ; nous appartenons k l'église
thrétienne firançaise. ChàCel avait une église, nous
â'avons pas d'église; un autel, nous n^âvons pa$
d'autel; un costunre v nous n'avons pas d^ cos-
tume:
J'avoue que j'sfi peu Vu dans ma vie de bâtarde
aussi intarissables et plus ennuyeux (jue ce (S'en;
■^-^ Là porte s'ouvrît ;• une VîeUle damte suivie dé
éa demoiselle, entra et salua les dieux.
— Est-ce que nous n'aurons pas Cohendét
aujourd'hui , dit le dieu Billaut.
— Pardonnez, M. Billaut, reprit la vieille dame,
il' va venir;
Je croyais être quitte du dieu loîiuace ; mais il
commua :
-^ Châtel avait fait la même bêtise' que' les
prêtres ; il se servait du mot messb, qui ne signifié
rien. Qufe veut dire messe? messe vient de missQy
en français, mission. Ayez la bonté de me dire le
Rapport qui existe entré la mission et la messe
, djuc font les prêtres ? Quant à vêpres , c'est autre'
— 120 —
chose. Vêpres vient du latin vesperum , qui vent
dire soir. Comme ces offices ont lieu le soir, le
mot est rationnel ; vesp^nm lui -môme est formé
de vesper^ c'est-à-dire l'étoile du mr.
A coup sûr^ le dieu tenait à paraître savant;
la demoiselle Técoutait avec une attention sou-
tenue. C'était M"'' Coliendet, la fille d'un autre
Dieu, d'un plus que Dieu, puisqu'il était leur
président. Dans cet Olympe , Cobendet était une
manière de Jupiter.
— Nous n'aurons pas grand monde wgord^hm^
dit le dieu Lbôpital , qui avait changé son tablier
contre une veste , et sa calotte contre une cas-
quette; il fait un brouillard, quon ne s'y re-
connaît pas.
— C'est un mauvais temps pour les rhumes ,
dit la vieille dame.
— Qu'est donc devenu Délit, dit Billaut.
Délit était aussi un dieu.
— Je ne sais ce qu'il a depuis quelque temps,
répondu le dieu Lhôpital , il est tout drôle.
— 121 —
-^ li est dô fait , dit ie dieu Vavass(tur , qu9
Délit ^t bien grave.
Les fidMeç rirent beaoeoup de l^aimable jeu
de mots du dieu.
— Acre farceur, dit Lbôpital, qui paraissait
tenir k ee mot. Le dieu LbôfHtal me parut avoir
testes les qualités réqmes pour présider une
goguette.
En ce BKHnent , diverses personnes entrèrent ;•
quelques femmes hors d'âge , un petit garçon ^
deux ou trois ouvriers endimanchés. Je remarquai
avec surprise Lepeintre jeune. Lepeintre jeune
serait -il un dieu? Malheureusement, ce n'était
pas lui, ce n'était que son veqtre. Cette faço& de
tonneau marchant s'avança , satua Fassemblée eh
souriant , et dit au dieu Yavasseur : — Auriez**
vous lu les Prêtres , dans le ConstUutionael? —
Non. — ie l'ai sur moi. — Le dieu Vavasseur lut
aux fidèles le canard suivant : Un mourant ayaiK
légué sa bibliothèque à des prêtres , ceux - ci
avaient brûlé , dans la maison , une édition com-
\
— I£i —
irfàte cl« VoUaire. Lçs fidèles étaient indignés.
Pendant cette conyersation, madame Cohendet
racontait à une des fidèles comme quoi on avait
fait récemment cadeau à son mari d* i^a chien-
loup.
— Ohl je n'aime pas lees tiêtes-là, mqi, ça
me parait dangereux , répondit la voisine ; Mon-
sieur Marival , le locataire du second , çn av^it
\ un pareil, il a été obligé de s'en défaire. D'ailleurs,
des enfants de loup^ c'est tout dire.
— Mon Dieu , dit madame Cohendet , c'est
simplement des loqps bien élevés.
— Faut pas s'y fier.
— La louve , reprit H"' Cohendet . jalouse de
faire briller ses connaissances en histoire naturelle,
fait neuf petits. Dans ces neuf loup3t il y si tou-
jours un chien. La mère s'en doute , mais elle
pe le reconnaît pas tout de suite. Qu'estrce qu'elle
fait? Elle les mène boire k une fontaine , celui
pui lappe est un chieu-loup. Alors elle le dévore...
— Voyei5-yows ça; mais alors comment -ce
_ 123 —
que font les personaea qui oAt des chiens-loups?
Puisque la mère l'u ^élruit, qù que Hoasi^ur
Marival Taur^ eu ?
— Ça se prouve , reprit M^^* Gohendet sans se^
déconcerter. Il y a toujours des gardes dans les
bois... Us empêchent la mère de massacrer soa
petit chien-loup et ii$ remportent,»., P'ailleura
c'est dans Buffon.
^— Messieurs et Mesdamesi , dit Lhôpital ^ si
vous voulez passer de Tautre c4té, nous allons
commencer^
La seconde pièce -^ c'était Téglise , — était
aussi nue que la première. Une table ornée d'un
tapis vert et une carafe ; des bancs de bois blanc
étaient les seuls meubles. Chacun s'assit. Autour
de la table prirent place les dieux Biliaut et
Moulin, au milieu d'eux Vavasseur. Ces trois
iQessieurs se décorèrent d'un ruban moiré violet
auquel était attachée une petite médaille d'argent.
Le dieu Vavasseur agita une sonnette, et le sî^-
lence se fit. On commença par une prière en
flrainçàis. Le dieu Bîilaut eat la bonté de i&'ap--
porter un petit vdame pour sqivre l'office ; c'était
l'Eocologe , inventé par monseîgneqr François*
Ferdinand Châtel , ex-primat des Gaules.
Je me souviendrai iongtemps de cette messe-»
ou plutôt de cette réanîon religimse , ainsi que
l'appellent les initiés. J'étais entre une vieille
dame, qui sans doute me voulait beaucoup de
bien ; elle me prenait k tout instant mon eneologe
pour m'indiquor les endroits h. suivre^ 0e l'autre
côté, un vieillard m'ofilrait sans relâche du tabac
k priser. Craignant fort de passer pour un mou^
cbard , je l'acceptais.
Les hommes chantaient des vers d'almanach
sur une musique de sauvage. Les femmes répon-^
daient. H*^' Cohendet me parut conduire les
chœurs; peut-être bien est-elle une déesse? h-
mais je n'ai entendu de voix aussi fausse.
Le dieu Yavasseur se leva et prononça un
discours incompréhensible qui parut faire beaucoup
d'impression sur rassemblée et sur M*^'' Cohendet^
— 125 —
Après le discours, le dieu Lhdpital fit la qoét^.
La recelte , comptée aussitôt , put monter h un
franc cinquante centimes ; il y avait vingt per*
sonnes. Puis un homme se leva^. Ma yoisine
m'apprit que c'était le président Gohendet.
«<^ Mes frères , dit - il ^ mercredi étant le jour
de Pan , nous dirons seulement une petite messe
pour ne pas vous déranger. Car le lendemain de
Noël le léi^ite est venu et il a trouvé visages de
boisi — ^ Les fidèles s*amu&èrent infiniment de
cette locution. — Mes frères, chantons l'hymne
pour le service anniversaire des ministres de
PEglise chrétienne française.
L'assemblée entonna l'hymne. Je regrette beau-
coup de ne pouvoir en donner un échantillon. Je
sais seulement que cette hymne , composée par
une demoiselle Mignard de Nantes, se chante
sur l'air de : Des Riçes de Z^ Seine.
Je sortis avec les fidèles , tout pensif.
Ces gens sans foi , sans éducation , sans intel-
ligence , seraient capables de vous rendre i^o-
— 120 —
(Catholiques.^ — Si. Dieu ^'existait- pas, dit Voltaire,
il faudrait PinTenter. -r^ Châtel était un grand
homme à côté de ces imbédies.
En passant près de l'église Saint-Louis, j'entrai
et je vis l'admirable peinture de Delacroix , le
Ckm% axjLx Oliviers ; j'entendis la sublime voix
de l'orgue ; les prêtres officiaient , les enCsints de
chœur brâlaient l'encens..»
Quelle comparaison avec cet ignoble bouge de
la rue du Faubourg St-rMartiQ, 155, au cintièmef
Plus tard, j'ai appris que le dieu Cohendet
est imprimeur , 1^ dieu Vavasseur est pion da^ns
une pension (il touche 300 fr. pour être lévite);
le dieu Délit est relieur, et le dieu Lhôpital,
cordonnier.
Que leurs âneries leur soient pardonnées !
Nota. — L'église chrétienne française donne
des banquets k 2 fr. 50 c. par tète; ce n'est
jguère que là qu'on voit des fidèles^
i7 janTier i845.
PAUVRE TROMPETTE.
» . •. s » .
A M. Michel Masson.
PAUVRE TROMPETTE.
Tout près de la rue Git-le^œuf , une des plus
vieilles rues de Paris, k s'en rapporter k la con-^
texture de son nom, sur le quai des Âu^ustins,il
est une modeste boutique de bric-k-brac, en-
châssée e&tre deux magasins de librairie, qui
semblent l'avoir serrée comme dans un étàU,taDl
sa façade est étroite. Cependant v malgré rétroi>»
— 180 —
Cesse de la devanture, le flâneur peut eneoté
remarquer :
Une boite de coquillages mêlés, affichés k Irois'
sous la pièce ;
Un aigle empaillé , tenant une poule dans son
bec, très-'bon pour faire romement d'un plafond;
Une petite grotte en pierre à Jésus et en cail-
loux , avec un morceau de glace pour figurer de
l'eau, et une grappe de raisin factice, de gran-
deur naturelle , qui ombrage la grotte. Le tout v
j^arfaitement iinit^ , sous globe , et destiné , selon^
Pinscription , à meubler une cheminée ;
La cathédrale de Strasbourg, en liège, sur une
échelle de deux milKtnètres par mètre, joli travail
de patience ;
Un médailler k cases veuves de médailles ;
Des cadres vermoulus, sans toiles, que le'
temps, ce terrible vandale, a dédorés;
Plusieurs portraits de famille^ Louis treize, *
quatorze, quinze et seize, troués, éraillés, sortis*
d'un grenier et quLbràlent d'y rentrer ; des tru-'
— 131 —
meaux, peints k coups de brosse, qui ont dû
éclore sous le pinceau d'un peintre en bâtiments,
admirateur de Lancret ;
Deux violons ^ dont l'un sans cordes et l'autre
sans âme ;
Une lyre et une harpe avec ornements égyp-
tiens , monuments du bon goût de nos aïeux du
Directoire ;
Sept guitares en fort bon état ;
Deux cadres de papillons de diverses familles ;
Un potiche du Japon , sans couvercle ;*
Une pendule, d'un agréable modèle, en cuivre
parfaitement doré, dite pendule à sujet. Sur le
socle est figuré un jeune et brillant Espagnol, ac-
compagnant à là mandoline une femme qui chante
le morceau : Je sais Lindor ;
Un coco travaillé par la main des forçats;
Une branche d'arbre, en imitation, portant
deux serins empaillés, attestant par la rareté et
le dépoui vu de leur plumage que la mort les
surprit il y a près de dix ans ;
Une signature autographe de Napoiéon , eti^
cadrée;
Un lot de livres dépareillés ;
Une multitude d'objets flétris^ cassés^ ébrédtés,
mutilés , sans valeur aucune , qui représentent la
boutique de brioà^brac pauvre* A part celles du
quai Voltaire et celles du boukvart, toutes ces
boutiques ont un aspect malheureux. Elles ont une
telle afiSnité que le catalogue ci -dessus pourrait
s^appliqQer k toutes ;
Enfin , une petite afficbe aax carreaux , ainsi
conçue : Viéi>iHe^ nutaraliête-préparaceurf exécute
lool ce qui concerne son état ; it montre à eut-»
pailler aux jeunes demoiselles. (Au-dessous de
la pancarte viennent une série d'yeux de verre
destinés ktous les animaux de la création).
Sur un vieux fauteuil ^ dans la boutique , était
assise une vieille et petite femme , autre bric-à-
brac vivant. Elle avait de petits yeux gris-vert
^ui annonçaient assez peu la bonté , et une bouche
porlant un sourire d^me affreuse méchanceté.
j
— 133 —
Ses cheveux étaient d'un noir si brillant et si
bien frisé qu'ils ne pouvaient pas être naturels ;
en effet ils étaient le produit de l'industrie ca-
pillaire qfie l'on désigne sous le nom de tours.
— *- Le nez de la vieille femme , gros ^ rougeaud
et rubicond, aurait attesté aux moins voyants une
certaine pasnon pour les produits de Bacchus. Ce
tilair, ce nez et ces yeux verts appartenaient k
M*" Bicois.
Madame Bicoîs n'avait pas toujours eu la triste
boutique du quai St^MicheK Elle iiit'pr^riétaire
d'un riche magasin du quai Malaqiiais. Son mari
vivait alors; il n'était pas artiste, le brave homme,
mais il sut profiter de la iureur qui poussa tant
de gens k ne se meubler qu'en gothique , et il
avait une adresse mervalleuse pour flairer et
pour acheter un manuscrit , un vieux tableau ,
une pàte^tendre. Tous les ans, Ricois parcourait
la province , très -contint d'édiapper à l'humeur
acariâtre de sa femme; et il faisait des affiiiries
d'or avec les provinciaux très-joyeux de se dé-
— 134 —
faire de meubles qui emplissaient leurs greniers.
Un jour, Ricois mourut, laissant k sa veuyê
une grande fille de 17 ans et son magasin du
quai Halaquais; trois ans après, la veuve, presque
ruinée, était obligée d'abandonner à ses créanciers
son riche magasin. Les créanciers lui laissèrent
emporter de quoi former un petit commerce de
bric*k-brac. Ce fut alors qu'elle maria sa fille à
un jeune naturaliste, empailleur, du nom de
Yiéville* Le fonds du quai Si -Michel fut donné
comme dot à Eugénie, k la condition que les
nouveaux époux feraient vivre leur belle - mère.
Pendant les voyages de son mari. Madame
Ricois se livrait k son aise k sa passion favorite ;
faut - il l'avouer ! elle aimait les liqueurs douces.
Un vieux bahut , dont on n'avait jamais trouvé
la vente , gardait précieusement l'anisette , le ra-
tafia, le curaçao, le marasquin. Madame Ricois
n'avait qu'un confident ou plutôt un complice de
sa passion , c'était Trompette.
Un jour de printemps qui commence celle
— 133 —
histoire. Trompette, qui n'était pas une curiosité
k dédaigner en présence des curiosités de la bou-^
tique, entra mal éveillé en se détirant les jambes.
Trompette est le petit chien chéri , Penfant gâté
de la maison, grognon, laid et d'une graisse
monacale. C'est on chien comme Henry Monnier
en dessine souvent. Il a un poil fauve et une
figure déplaisante. Il crie sur le pas de la boutique
quand ufn gros chien passe , et il va bien vite se
fourrer sous les jupons de maitresse , si le gros
chien fait mine de s'arrêter. Trompette a treize
ans , et , quoique déjà vieillard , il s'adonne aux
liqueurs fortes. Il ne faut pas trop le blâmer,
c'est Madame Ricois qui l'a habitué à la boisson.
*:— Ah I te voilà , gros loulou , dit - elle , tu
t'éveilles bien tard. As -tu bien dormi? Allons,
viens baiser maitresse.
Trompette, qui faisait une façon de toilette,
ne répondit pas à cette aimable invitation.
— Gros ingrat , c'est comme ça que vous re->
connaissez mes bontés. Ah ! il dort encore , le
— 136 —
<
petit lâche. Voulez-vous venir tout de suite baiser
maîtresse ?
Madame Ricois prit le chien délicatement , le
posa dans son giron, et l'embrassa sur le museau
en lui tapotant doucement le ventre.
— Ah ! mon petit sien , je vois bien ce que
vous voulez , vous demandez votre café au lait y
gros gourmand , on va vous le servir. Encore un
bécot ?
Le bécot pris plutôt que donné, elle avança une
jatte de café au lait k. Trompette, qui se mit gra-
vement à remplir Timportante fonction de déjeuner.
Viéville entra. Le front de Madame Ricois se
plissa.
— Le propriétaire sort d'ici à la minute, dit-
elle d'un ton sec; vous avez dû le rencontrer...
— Non , belle-maman.
— Moi, je suis tranquille, Ik, sur mon &nteuil;
je crois que tout va pour le mieux ; pas du tout ,
il vient un homme qui me fait des scènes à ren-
verser des maisons... Aussi, pourquoi ne lui
^j
— 137 —
payez-vous pas son loyer a cet homme?... Quaud
on doit , faut payer , je ne connais que ça.
— Mais, belle -maman...
— Vous n'avez toujours que des mais dans la
bouche. Croyez- vous qu'on fait honneur k ses
affaires avec des mais et des si...
Yiéville ne pouvant pas répondre , se mit à
marcher dans la boutique ; par mégarde il marcha
sur la patte de Trompette, qui jeta un cri perçant
et se réfugia près de sa maîtresse en grognant et
en montrant les dents.
— Ah ! le vilain gendre ! Dieu ! que vous êtes
bète...
— Mais, belle-maman...
— Pauvre Trompette , mon gros chéri , c'est
un méchant ; fais pas attention , montre-moi voir
ta petite papatle... Vous l'avez fait exprès, j'en
suis sûr, pour me faire oublier ce que je vous
disais... Dites, oui ou non, si vous voulez payer
le propriétaire; je ne veux pas l'avoir conti-
nuellement sur le dos...
— 138 —
— Mais , belle - maman , M. Christophe doit
m'apporter deux cents francs pour les oiseaux
que je lui ai empaillés. . .
— Un propre commerce que votre empail-
lemenl... Ah ! si j'avais su, comme j^aurais gardé
ma fille... Vous me disiez que Tempaillement
rapporte au moins quinze cents francs ; moi , je
crois ça tout bonassement et je fais la sottise de
vous donner ma fille ; pas du tout ! vous ne
gagnez pas tant seulement huit cents francs...
Vous empêchez la vente des curiosités avec tous
vos oiseaux ; on ne vient plus ici pour acheter ,
on croit que nous ne tenons que des serins.
Dieux ! si le pauvre Ricois vivait encore y il en
ferait une maladie de voir celte boutique ici.
C'était si beau, sur le quai Malaquais, il ne
venait que des gens à équipages, et polis, et
honnêtes , qui me faisaient toute espèce de ga-
lanteries , et qui payaient. ..
— Tout ça n'est pas de ma faute...
— Comment! pas de votre faute... Ne vous
~ 139 —
ai -je pas dit mille et mille fois : — Lâchez - là
vos serins et courez les ventes , achetez des
meubles gothiques... Mais vous n'avez pasd^astuce
pour tm liard... Voilà qu'on dit que le Louis-
Quinze est à la mode, on cherche, on s'inquiète...
Ouitch! monsieur reste là les bras croisés à em-
pailler des drogues d'animaux... Vous en vendez
beaucoup, pas vrai? J'aime encore mieux le co-
quillage... Au moins, ça ne pourrit pas comme
vos bêtes, fit-elle en montrant les serins déplumés
sous un bocal.
— Permettez , belle-maman , ces oiseaux pro*»
viennent de votre fonds du quai Ma laquais. Et
même y je vous avais déjà demandé plusieurs fois
la permission de les faire disparaître.
— Et pourquoi cela, cacher la marchandise?
— Parce que ces oiseaux déplumés me font
tort... On croit que c'est moi qui les ai préparés,
— Allons , maintenant , voilà que vous êtes
jaloux de celui qui les a empaillés. Et moi, j'y
^ 140 —
liens à ces bétes ; si elles sont vieilles , ce n'est
pas leur foute, «• Vous n'êtes seulement pas ca-
pable de faire des bjranches d'arbre aussi bien
imitées. •• C'est la jalousie qui vous lait parler , et
voQj» cherchez à détourner mon attention du
propriétaire, qui va revenir, cet homme.
— Hé t dit Viéville poussé à bout , qu'il re-
vienne !
— Ah i c'est comme ça que vous le prenez ,
dit-elle, en éclatant. Mauvais gendre , qui laisse
tous les tracas à sa pauvre mère qui s'est ruinée
pour établir ses enfants. ••
Viéville ne voulant pas en entendre davantage,
sortit. Viéville était un jeune honune blond et
doux , qui était devenu amoureux de M""* Ricois,
alors que le magasin du quai Malaquais pros-
pérait. Cependant, il n'épousa la fille du mar-
chand de curiosités que lorsque les affaires pri-
rent une mauvaise tournure. Il espérait pouvoir
mener une vie tranquille et heureuse , à l'aide de
son art de naturaliste ; mais M""*" Ricois avant la
— Î41 —
surveillance de la caisse dépensait iinmédialeniei'
en liqueurs les moindres sommes qui y entraient
Aussi» à chaque terme ou à chaqire échéance,
élait - il difficile de solder les créanciers ; alors ,
M""* Ricois faisait des scènes k son malhetirenx
gendre , qu'elle accusait de manger tout. Viéville
avait cru obtenir la paix de sa terrible belle-
mère en lui laissant le soin de la caisse , mais le
caractère impérieux de M°** Ricois n'avait fait
que se développer en raison des concessions de
son gendre. Pour enfrelenirle moins possible de
relations avec Madame Ricois , il s'était logé au
second étage de la maison. Heureusement pour
lui, sa femme n'avait pas hérité du caractère
irascible de sa mère, et il vivait paisiblement
dvec elle , sans jamais se plaindre dès orages de
famille qu'il avait k essuyer. Yiéville n'accusait
ouvertement que Trompette. Trompette était un
instrument de discorde daAs la maison. C'était
Trompette qui lui avait aliéné le cœur de Madame
Ricois. Si la haine s'était amassée dans le cœur
— 142 —
de Viéville , k l'égard du chien chéri de Madame
Ricois, celui-ci le lui rendait bien. TrompetM
se souvenait d'avoir été fouetté honteusement par
le naturaliste, pour avoir un jour déchiré k belles
dents un superbe perroquet mort , destiné k être
empaillé. Le crime était grave, ce perroquet
appartenant k une vieille dame ; on sait les liens
qui existent entre un perroquet et une vieille
dame.
Donc , toutes les fois que Yiéville entrait dans
la boutique , Trompette se mettait k hurler sour-
dement et faisait en sorte de se faire marcher sur
la patte ou k peu près , uniquement dans la mé*
chante intention de voir son ennemi en butte k
l'irascibilité de H"''' Ricois.
— As - tu quelqu'argent , dit Viéville k sa
femme?
— Non, j'ai donné hier le restant de la monnaie
k maman , qui avait k changer.
— C'est que j'ai besoin d'acheter diverses
choses pour terminer ces oiseaux.
— 143 —
— Hé bien, va lui réclamer la monnaie que
je lui ai prêtée.
Yiéville descendit et demanda timidement ran-
gent à la belle-mère.
— Comment, dit-elle, vous osez encore me
demander de l'argent , quand vous devriez m'en
donner. Âh ! c'est trop fort !
— Mais, belle maman, ma femme dit vous en
avoir prêté hier...
— Et avec quoi voulez-vous que je fasse le
fonds de caisse? ne dirait-on pas que vous avez
donné des mille et des cents... Au surplus, ne
me tracassez pas plus longtemps la tête , je vais
sortir ; j'espère que vous garderez bien la bou-
tique une heure ou deux... Prenez bien garde k
Trompette , je le laisse , j'ai trop peur qu'il ne
se fasse rouer dans les rues... Allons, mon petit
sien; arrivez me donner un héeou.. Encore un ,
encore un... adé, soyez bien sage; e( vous, dit-
elle à son gendre eu changeant subitement de
ton , ayez soin de la vente.
— lu _
Aussitôt après le départ de sa maîtresse, Tronr-
pette se glissa sournoisement sous une armoire.
Yiéville tomba dans un monde de pensées araères,
en songeant au dernier mot de M*"* Ricois : Veillet
à la vente. Il regardait les marchandises de h
boutique et il tes trouvait toujours les mêmes ^
seulement un peu plus ébrécbées, un peu pitks
moisieis et un peu plus déplumées. La cathédrale
de Strasbourg, ce joli travail de liège, n'avak:
jamais trouvé le moindre amateur. La pendule à
sujet marquait la même heure depuis cinq ans.
On attrait pu douter de l'accroissement du goût
musical en France, en voyant les violcms, la harpe,
la lyre et les sept guitares inamovibles. Pour
chasser ces tristes réflexions, YiéviHe se leva et
se mît à arpenter la boutique. En passant près
de l'armoire , il entendit grogner Trompette et
continua sa marche sans faire plus attention;
mais comme il revenait près de l'armoire, un
second grognement l'arrêta. Il regarda où pouvait
être Trompette, et ne l'aperçut pas. Ce ne fat
v^-
— J45 —
qa^à la troisième course, qu'un nouveau gro-
gnement lui donna à croire que Trompette pouvait
bien être enfermé par mégarde. II ouvrit l'armoire
dont il voyait la clef k la porte pour la première
fois , et il vit avec surprise un régiment de bou-
teilles étiqqetées , on étalage complet de liquo-
riste.
Trompette, qui s'était blotti sous l'armoire,
en manière de sentinelle veillant sur un trésor ,
se mit à hurler plus significativement, et il sortit
de sa cachette en s'apercevant qu'un profane osait
ouvrir l'armoire.
— Ah ! dit Yiéville , voilà donc où passe tout
l'argent. Je savais bien qu'on buvait ici , mais
j'étais loin de penser à un pareil désordre,
Troippeite acculé en face de son ennemi gro-
gnait continuellement.
— Tu vas me le payer, toi, ditViéville furieux.
Ah ! on achète pour cent fraises et plus de li--
queurs, pendant que ma femme est obligée de
boire de l'eau... Ah ! canaille, monstre de chien...
— 146 —
Il se mit k poursuivre le chien qui se réfugia
sous un meuble , ce qui donna k Yiéville le temps
de réfléchir. Aussi renonça-t-il k poursuivre
Trompette ; il alla dans l'arrière boutique cher-
cher une jatte. Puis , prenant dans l'armoire une
bouteille de curaçao , il la vida dans cette jatte ,
et il donna k sa voix la plus grande inflexion de
douceur en appelant Trompette. Celui-ci sortit
de son asile , et voyant un plein vase de liqueur
chérie, il oublia ses haines et se mit k lapper le
curaçao avec avidité. La première jatte étant
terminée, Yiéville versa une seconde bouteille;
Trompette était en train de prouver qu'il avait
autant d'amitié pour l'anisette que pour le curaçao;
il avait entamé une troisième bouteille de li-
queur des lies, lorsque M'"'' Ricois entra...
D'un coup -d'oeil elle vit l'armoire ouverte,
Trompette ivre - mort , et la joie peinte sur les
traits de Yiéville, qui jugea k propos de se re-
tirer. Dire les flots de malédictions qui sortirent
du sein de M^"" Ricois serait impossible... Trom^
— 147 —
pette était couché sur le flanc , l'œil morne , la
langue pendante... Au bout d'une heure , il ex-
pira sans connaissance, II ne jeta pas même un
dernier coup d'œil k sa maltresse.
— Je le forcerai k l'empailler, cria M"** Ricois
avec un accent d'héroïne de mélodrame —
5"« acte.
Puis, k travers mille sanglots, elle ajouta avec
le même accent :
— Non , il ne l'empaillera pas , le scélérat ; il
y mettrait des substances coupables... Mais il y
a des tribunaux , je le ferai condamner aux ga-
lères, sans choses atténuantes... Qu'il descende
un peu, le mauvais fils, je lui arrache les yeux...
Pour calmer sa douleur et ses larmes, elle
but , elle but même beaucoup. C'étaient des li-
bations en l'honneur des mânes de Trompette.
Les libations la conduisirent au sommeil. Ce ne
fut que le lendemain que des explications eurent
lieu entre le gendre et la belle-mère, explications
terribles dont les voisins se souviennent encore ,
— 148 —
à la suite desquelles YiéYÎIle parlit, laissant &
M"* I^cois sa boutique de bricTàrbrac.
M*"* Rieois fit empailler Trompette. Elle le mit
k l'étalage , avec use faveur servant k retenir ud
écriteau. Tous l'ont tu, il y a un an, sur le
quai St-Michel , et ont pu lire au cou du chien :
Six an§ de gênes et de putatious
POUR DOIfllER UN MÉNAGE A VlÉmXE... L'BSCKDc!!!
PLUS HtPBISABLE QUE LA CASQUETTE DU BOURREAU î
PAUTRB TROHPCirB!
ANIMAL PLUS BIDÈLB QUS V|$TI|lJtI
28 octobre 184t{.
POSTFACE.
On ne saarait avoir trop de reconnaissance
pour les poètes qui , comme Théophile Gautier,
cherchent k introduire dans le feuilleton réservé
aux vaudevillistes la critique du livre; cela est
d'autant plus méritoire que l'abonné tient abso-
lument au compte-rendu de la comédie de M. Ga-
loppe d'Onquaire ou du vaudeville de M. Dupin ;
aussi dois -je remercier le célèbre critique de la
Presse qui va an -devant de l'homme avant que
l'homme aille à lui, et qui est un peu plus sym-
pathique aux jeunes littérateurs que les critiques
honnêtes , probes et libres. Dans cinq ans , le
journal ne rendra plus compte d'un seul livre , à
moins qu'il ne traite du libre- échange ou d'éco-
nomie politique. Les critiques de la Comédie
humaine (je ne parle ni des annonces ni des ré-
10
— 150 —
clames) oui été payées aux journaux. Ce seul fait
montre assez l'abime où est tombé la librairie.
L'histoire de M. de Lamartine, eelle de H. Mi-
chelet, celle de M. Blanc sont critiquées au-
jourd'hui gratis , non en vue de la littérature ,
mais de la politique ; encore, dans cinq ans les
éditeurs sauront ce que coûte la ligne dam l?in--
térieur du journal.
Marc-Founiier a tout de suite mis de cété son
dramç de Calvin auquel il travaiUait alors , pour
me faire à VAriifte un de ces artides qui valent,
une peignée de main et qui font voir: qœ Genève
la froide n'a pas déteint surrle ccbih* Avt poète.
Achille Jubinal est mon troisième sympathique.
C'est un savant littéraire, chose assez rare, qui
ne jette pas un regard de pitié, du haut de ses
vieux volumes , sur les neufs.
Le poète, le dramaturge et le savant m'accor-
dent tous des airs de famille avec Sterne; aussi
le critique de la I)émocratie pacifique^ mon près-
qu'homonyme, (à l'exception qu'il ne possède pas
— 151 —
te
de Champ) , M. J. Fleury ; mais le critique fou-
riériste fait des restrictions. Il admet Chien-
Caillou ; le reste n'est que misérables jeux de
mots sur les' croque -morts. Et pour mieux faire
voir la triste manière doûl je me servais de mon
talent, il a cité une de mes ballades en regard
d'un passage de Cyrano de Bergerac. Je plains
beaucoup Cyrano de cette comparaison qui m-é-
norgueillit. Malheureusement les attaques contre
Cyrano ne sont pas neuves; Voltaire, — ce van-
de<^illiste encyclopédique, — a dit le plus grâûd
mal de l'auteur du Voyage dans la Liine; parla
même occasion il le volait indignement. Mais au
fond M. Fleury a montré beaucoup de franchise;
il aurait pu me critiquer beaucoup phis trattreà-
sement. La Démocrcuie pacifique enavrit le di'ôit.
M. Fleury me conseille d'étudier des livres
sérieux — sous-entendû socialistes. N^'y a-t-il pas
assez de gens sérieux sans moi? Et le critique
ne connaît -il pas les dessous du travail le plus
libre et le plus facile en apparence?
TABLE.
A M. Eugène Delacroix.
Page
5
MONHTKUB PBUDHOMME AU SALON.
13
Grai«deub et décadence d'tjne Serinette.
45
Madame veuve Brodait la mère.
47
L'Organiste.
56
La paroisse Saint-Grégoire.
64
LOrage gronde sur la tête de Freischmann.
68
Nouveaux malheurs de la Serinette.
77
Innocente et victime.
89
Commérages.
92
Rosenblutt.
98
Une beuoion au cinquième.
107
Pauvre Trompette.
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Postface.
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PAUVRE TROMPETTE
FANTAISIES DE PRINTEMPS
PAR
CHAMPFLEURV
PARIS
Ferdinand SARTOHIUS» quai Malaquais, 17.
MAUTINON, rue du Coq- St- Honoré.
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V* '.- c ?V ,
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EN VENTE,
A LA MÊME LIBRAIRIE,
CHIEN-CAILLOU,
VAlVrAlfllEfl D'HIVER,
PAR
CHAMPFLEURY.
Le troisième volume: FANTAISIES D'ÉTÉ, paraîtra
dans le mois de juin.
Le quatrième volume : FANTAISIES D'AUTOMNE, pa-
raîtra dans le mois de septembre.
POUR PARAITRE Ifft:ESSAIIMENT :
ir
CHARLES DUFAYS: Le Catéchisme de la Femme
AIMÉE , romans psychologiques
sur l'amour moderne.
— — — — Les Lesbiennes , poésies/un vo-
lume grand in-4o.
Philosophie de la politique mo-
derne.
— — De la nature hyperphysique de
l'homme (2® édition).
WALLON